Livré à lui-même en Turquie, il ne peut pas rejoindre son père en Suisse

« Alim », âgé de 15 ans, est livré à lui-même en Turquie. Il fait une demande pour rejoindre son père, qui est suisse et vit ici. Mais cette demande est formulée après le délai d’un an inscrit dans la loi. Alors que le Tribunal cantonal admet des raisons familiales majeures, qui permettraient d’échapper à l’application stricte du délai, l’ODM, lui, ne veut rien savoir.

Mise à jour

Dans un arrêt du 30 juillet 2012, le TAF a confirmé le rejet de la demande de regroupement familial au bénéfice d’« Alim ». Le Tribunal refuse ainsi de reconnaître l’existence de raisons personnelles majeures. Par ailleurs, le TAF ne s’estime pas compétent pour corriger la discrimination dont fait l’objet son père « Onur » en tant que Suisse. Enfin, « Alim » étant devenu entre-temps majeur, le Tribunal refuse d’appliquer l’art. 8 CEDH et l’art. 3 CDE pour lui permettre de venir en Suisse.

Personne(s) concernée(s) : « Alim », né en 1993 ; « Onur », son père qui a la nationalité suisse

Statut : demande de regroupement familial -> demande rejetée

Résumé du cas

« Alim », né en 1993, habite en Turquie avec ses grands-parents paternels. Sa mère l’a abandonné et son père, « Onur », habite en Suisse depuis 1991 et y a acquis la nationalité en 2007. En juin 2009, « Alim » fait une demande de regroupement familial afin de pouvoir vivre aux côtés de son père en Suisse, ses grands-parents étant malades et ne pouvant plus s’occuper de lui. La demande de regroupement familial est dans un premier rejetée par le Service cantonal concerné (le SPOP vaudois), car elle est tardive: pour un enfant de plus de 12 ans, la demande doit être faite dans les 12 mois suivant l’arrivée en Suisse du parent (art. 47 al. 1 LEtr). Passé ce délai, la demande ne peut être acceptée que si elle découle de raisons familiales majeures (art. 47 al. 4 LEtr). Le Tribunal cantonal, auprès duquel « Onur » fait recours, annule la décision du SPOP. Il considère en effet que la dégradation de l’état de santé des grands-parents constitue une raison familiale majeure et qu’il serait dans l’intérêt du jeune adolescent de venir vivre en Suisse, où il serait soutenu par son père, son plus proche parent, et son grand frère, qui a déjà rejoint le père en 2002. Le SPOP corrige donc sa décision et envoie le dossier à Berne avec un préavis favorable. L’ODM refuse le 3 février 2011, contestant les raisons familiales majeures: « Alim » serait à un âge où il peut s’assumer seul, et le soutien financier apporté par son père depuis la Suisse lui serait suffisant. De plus, il lui serait difficile de s’intégrer en Suisse vu son âge. L’ODM prétend respecter les droits de l’enfant, invoqués dans le recours, puisqu’il serait selon lui dans l’intérêt d’« Alim » de rester en Turquie. Un recours est en suspens auprès du TAF.

Questions soulevées

Un jeune homme de 15 ans se retrouve isolé dans son pays et séparé de sa plus proche famille. Cette situation ne correspond-elle pas justement au cas de « raisons familiales majeures » au sens de l’art. 47 al. 4 LEtr ?

Pour parer l’argument des droits de l’enfant, l’ODM ose affirmer contre l’avis du père, du fils et du Tribunal cantonal, qu’il est dans l’intérêt d’ « Alim », de rester loin des siens. L’Office ne fait-il pas preuve de mauvaise foi ?

Chronologie

1991 : arrivée du père (« Onur ») en Suisse

2007 : naturalisation d’« Onur »

2009 : demande de visa en vue d’un regroupement familial pour le fils (« Alim »), né en 1993 (5 juin)

2010 : refus d’entrée de l’autorité cantonale (10 fév.) ; recours contre la décision du SPOP (19 mars) ; annulation de la décision du SPOP par le Tribunal cantonal (23 juin) ; préavis positif du SPOP (15 sept.)

2011 : refus de l’ODM (3 fév.)

Description du cas

« Alim » est né hors mariage en Turquie en 1993. Son père vit alors en Suisse depuis 1991, après s’être marié avec une Suissesse. « Alim » et son frère aîné sont élevés en Turquie par leurs grands-parents paternels, leur mère les ayant abandonnés. Dès la fin des années 1990, « Onur » souhaite faire venir ses enfants en Suisse, mais ses parents, dont l’avis est déterminant selon la tradition, s’y opposent. En 2002, après négociation, les parents d’« Onur » acceptent de faire venir son fils aîné en Suisse. Ce dernier est alors âgé de 15 ans. Il s’intégrera bien puisqu’il obtient un CFC de cuisinier et possède aujourd’hui un permis C.

En 2009, l’état de santé de ses grands-parents s’étant passablement détérioré et ses oncles et tantes étant trop démunis pour l’accueillir, « Alim » sollicite une autorisation de séjour pour regroupement familial, afin de vivre auprès de son père en Suisse. Le Service de la population du canton de Vaud (SPOP) refuse parce que la demande est tardive. En effet, pour les enfants de plus de 12 ans, le regroupement doit intervenir dans un délai de 12 mois après l’arrivée en Suisse du parent (art. 47 al. 1 LEtr). La loi étant entrée en vigueur le 1er janvier 2008, « Alim » aurait dû déposer sa demande avant le 1er janvier 2009, alors qu’elle a été déposée le 5 juin 2009. Il est toutefois possible d’échapper à ce délai en cas de raisons familiales majeures (art. 47 al. 4 LEtr). « Onur » recourt contre la décision du SPOP, expliquant que l’aggravation de l’état de santé de ses parents, qui ne sont plus en mesure de s’occuper d’ « Alim », constitue de telles raisons majeures. À cela s’ajoute le fait que la maison des grands-parents d’ « Alim » a été détruite lors du tremblement de terre survenu un mois auparavant, et qu’ « Alim » n’a donc plus de lieu où vivre. Son père l’a placé d’urgence en internat, mais « Alim » le vit mal et plonge dans un état dépressif. « Onur » met également en avant le fait qu’en tant que ressortissant suisse, il devrait disposer des mêmes droits que les ressortissants européens en matière de regroupement familial en Suisse. Or l’ALCP, qui s’applique aux ressortissants européens, ne fixe pas de délai pour le dépôt de la demande à partir du moment où l’enfant a moins de 21 ans (annexe 1 art. 3 ALCP, voir le cas de « Ratana »).

Face à ces arguments, le Tribunal cantonal annule la décision négative du SPOP en juin 2010. Il reconnaît qu’ « Alim » est isolé en Turquie. Il admet aussi que son frère aîné, malgré son arrivée en Suisse à l’âge de 15 ans, s’est très bien intégré et qu’il pourrait en être de même pour « Alim ». Pour le Tribunal, « Alim » devrait pouvoir obtenir une autorisation de séjour en Suisse à condition d’avoir un document officiel de sa mère prouvant qu’elle abandonne ses droits parentaux. Sur la question d’une discrimination vis-à-vis des Européens, le Tribunal cantonal reconnaît qu’elle existe, mais maintient que les citoyens suisses ne peuvent pas se prévaloir des dispositions de l’ALCP.

Une décision d’un tribunal turc, qui atteste que la mère ne peut plus s’occuper d’« Alim », est transmise au SPOP qui, en septembre 2010, se prononce en faveur d’une autorisation de séjour, à condition que cette dernière soit approuvée par l’ODM. Mais l’ODM se prononce négativement le 3 février 2011, arguant qu’il s’agit d’une demande de regroupement familial tardive, qu’« Alim » a toujours vécu en Turquie et qu’il ne parle pas le français, qu’il est à un âge où il peut s’assumer sans avoir besoin de son père. Quant à la question de la conformité de cette décision par rapport à la Convention des droits de l’enfant, l’ODM affirme qu’il est dans l’intérêt d’« Alim » de rester vivre en Turquie, où il n’a aucune famille proche, mais où son père peut continuer à aller lui rendre visite et le soutenir financièrement. Un recours contre la décision de l’ODM a été déposé auprès du Tribunal administratif fédéral, mais le jugement n’est pas encore connu, et « Alim » est bientôt majeur.

Signalé par : La Fraternité (Centre social protestant – Vaud), février 2011.

Sources : Décision SPOP du 10 février 2010, recours d’ « Onur » du 19 mars 2010, arrêt du Tribunal cantonal du 23 juin 2010, décision SPOP du 15 septembre 2010, décision de l’ODM du 3 février 2011.

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