Victime de torture, il frôle le renvoi à cause d’un mauvais établissement des faits

Victime de torture par les autorités tchétchènes, « Mourvan » vit caché pendant trois ans, avant de fuir avec sa famille lorsque divers indices lui font craindre qu’il a été repéré. Pourtant le SEM et leTAF estiment qu’il ne court aucun risque et rejettent sa demande d’asile. Il faudra une nouvelle expertise menée par une ONG pour que le SEM revienne sur sa décision.

Personne(s) concernée(s) : « Mourvan » né en 1985, sa femme et leurs cinq enfants nés entre 2007 et 2015

Statut : demande d’asile rejetée -> asile après réexamen

Résumé du cas

« Mourvan », originaire de Tchétchénie, est victime de torture puis relâché par les autorités tchétchènes qui le forcent à collaborer à leur chasse aux groupes rebelles armés. Il se réfugie dans une autre région de Russie avec sa femme et leurs jeunes enfants. Après y avoir vécu discrètement durant trois ans, il demande l’établissement d’une propiska (permis de résidence obligatoire et indispensable à toute démarche administrative). Six mois plus tard, sa mère l’informe qu’il a reçu une convocation de la police à son ancien domicile. Se pensant repéré, il quitte le pays avec sa famille. Ils demandent l’asile en Suisse en janvier 2013. Le SEM rend une décision négative estimant que les persécutions étaient conscrites à une région précise et qu’il n’y a pas de lien temporel entre celles-ci et la fuite de Russie. Un recours est déposé au TAF en février 2014. « Mourvan » y invoque l’insécurité dans laquelle il vivait après avoir fui sa ville et affirme qu’après son départ de Russie, des hommes armés ont fait irruption chez sa tante pour savoir où il se trouvait. Il cite un rapport de l’OSAR qui documente la situation en Tchétchénie : enlèvements, disparitions et exécutions sommaires visent fréquemment celles et ceux soupçonnés d’entretenir des liens avec des groupes rebelles. Les méthodes de torture décrites correspondent à ce qu’a vécu « Mourvan » et qui est attesté par le rapport d’un médecin légiste russe. Le TAF rejette le recours en octobre 2014, ainsi que la demande de révision introduite un mois plus tard. Une demande de réexamen rédigée par le Centre Suisses-Immigrés Valais (CSI) et fondée sur une expertise d’Amnesty International est déposée au SEM juste avant l’échéance du délai de départ. L’expertise fait référence à deux arrêts récents de la CEDH selon lesquels certains groupes de personnes doivent être considérés comme risquant particulièrement d’être la cible de persécutions. « Mourvan » en fait partie en tant que victime de torture, forcé de collaborer et ayant pris la fuite. Pour Amnesty International, le SEM a manqué à son obligation d’établir les faits de manière complète et a mal évalué les risques. L’autorité s’est en effet trompée de 300 km sur le lieu où « Mourvan » s’est réfugié, n’a pas évalué correctement les conditions dans lesquelles il y vivait et n’a pas pris en considération l’enquête de l’organisation Memorial, spécialiste des droits humains en Russie, qui confirmait les déclarations de « Mourvan ». Dix jours plus tard, « Mourvan » et sa famille obtiennent l’asile.

Questions soulevées

 

Les mauvais traitements et actes de torture dont fait état « Mourvan » coïncident parfaitement avec la réalité décrite dans plusieurs rapports sur la situation des droits humains en Tchétchénie. Sur quelles sources se sont fondés le SEM et le TAF pour motiver leur refus de protection ?

La recherche menée par Amnesty International incombait à l’autorité. Que se passe-t-il pour celles et ceux qui ne peuvent s’appuyer sur un tel soutien et apporter un tel niveau d’expertise ?

Tous les requérants ont-ils accès aux structures comme le CSI Valais qui a rédigé la demande de réexamen et dont les moyens sont par ailleurs limités ? A cet égard, la révision de la LAsi ne prévoit l’assistance juridique gratuite qu’à certaines conditions, non remplies dans le cas de « Mourvan ».

Chronologie

2013 : dépôt de la demande d’asile (jan.)

2014 : rejet de la demande d’asile par le SEM (jan.), recours au TAF (fév.), décision négative du TAF (oct.) ; demande de révision au TAF (déc.)

2015 : rejet de la demande de révision (sept.)

2016 : demande de réexamen au SEM (jan.) ; octroi de l’asile (jan.)

Description du cas

Un jour d’août 2009, « Mourvan », originaire de Tchétchénie, est arrêté, frappé et emmené par des hommes armés qui l’accusent d’avoir des liens avec un groupe de jeunes soupçonnés d’être des rebelles. Ils le torturent et ne le relâchent que lorsqu’il accepte d’espionner les jeunes en question. Craignant des persécutions par les forces de l’ordre tchétchènes, qui recourent fréquemment à ce type de mauvais traitements et à la torture dans le cadre de leur lutte contre les groupes armés, il quitte immédiatement sa ville et se réfugie dans une autre région. Trois jours plus tard, sa maison est encerclée par des hommes armés et sa mère est interrogée sur sa disparition. Dans la ville où il s’est installé, il vit caché pendant près d’un an puis commence à travailler sans autorisation, Au bout de trois ans, il demande l’établissement d’une propiska (permis de résidence). Six mois plus tard, il reçoit une convocation de la police à son ancien domicile. Craignant d’être repéré, il quitte la Russie avec son épouse et leurs jeunes enfants. Sa tante restée sur place reçoit la visite d’hommes armés qui les recherchent. « Mourvan » et sa famille arrivent en Suisse et y déposent l’asile en janvier 2013. Après les avoir entendus sur leurs motifs d’asile, le SEM reconnaît les tortures subies mais estime que « Mourvan » n’a pas su prouver par des éléments concrets qu’il était toujours en danger après avoir quitté sa ville d’origine. Le SEM retient que « Mourvan » a établi sa propiska, qu’il a pu travailler et acquérir une maison dans la ville où il s’est réfugié, signe qu’il y vivait en sécurité. L’autorité affirme que les persécutions étaient conscrites à une région précise et qu’il n’y a pas de lien temporel entre celles-ci et la fuite de Russie. La demande d’asile est rejetée et la famille sommée de quitter la Suisse.

Un recours est déposé au TAF en février 2014. « Mourvan » y rappelle certaines déclarations faites durant son audition et que le SEM ne semble pas avoir retenues : il vivait en semi-clandestinité après avoir fui sa ville, il travaillait « au noir » en revendant des fruits et légumes à des particuliers et, après son départ, des hommes armés ont fait irruption chez sa tante pour savoir où il se trouvait. Selon « Mourvan », ces éléments sont des indices concrets du danger qu’il encourt en cas de renvoi. Pour appuyer ses dires, il cite un rapport de l’OSAR qui documente divers cas d’enlèvements, de disparitions et d’exécutions sommaires de personnes originaires de Tchétchénie soupçonnées d’entretenir des liens avec des groupes rebelles. Les méthodes de tortures décrites correspondent à ce qu’a vécu « Mourvan » et qui est attesté par le rapport médical d’un médecin légiste russe. Les personnes de retour de l’étranger sont particulièrement menacées selon l’enquête de l’OSAR.

Le TAF rejette le recours en octobre 2014 reprenant l’état des faits établi par le SEM et ses arguments (D-647/2014). Quant aux déclarations de la tante de « Mourvan », il ne s’agit « que de propos rapportés par des tiers » pour le Tribunal qui ne les juge pas vraisemblables. Une demande de révision est introduite en décembre 2014, dans laquelle l’organisation de défense des droits humains en Russie Memorial confirme les déclarations de la tante. Cette demande est également rejetée par le TAF. En raison de la naissance du fils cadet de « Mourvan » en octobre 2015, le délai de départ de la famille est prolongé jusqu’en janvier 2016.

Une demande de réexamen rédigée par une association, le Centre Suisses-Immigrés Valais, et fondée sur une expertise de l’ONG Amnesty International est déposée in extremis au SEM en janvier 2016. L’expertise renvoie à deux arrêts récents de la CEDH (M.V. et M. T. c. France du 4.09.14 et R. K. c. France du 9.07.15) selon lesquels certains groupes de personnes doivent être considérés comme risquant particulièrement d’être la cible de persécutions. Parmi ces groupes se trouvent les personnes qui, comme « Mourvan », ont été contraintes de collaborer. L’expertise rappelle que les persécutions sont le fait des autorités et qu’il n’y a pas de possibilité de se réfugier dans une autre région du pays. Concernant la situation de « Mourvan », Amnesty International relève une erreur commise par le SEM qui a retenu qu’il s’est réfugié avec sa famille dans une ville située à plus de 300 km du lieu où ils se sont réellement rendus. Par ailleurs, ils n’ont demandé l’établissement de leur propiska que trois ans après la fuite de « Mourvan », ce qui prouve leur crainte d’être repérés. Ces informations figurent sur leurs passeports. Ainsi, le SEM n’a pas établi les faits de manière exhaustive en ce qui concerne le lieu de refuge interne, les conditions dans lesquelles « Mourvan » travaillait et les circonstances de l’achat de sa maison ainsi que l’établissement tardif de la propiska et les interventions des autorités pour le retrouver après cela. Amnesty dénonce la manière dont le SEM a établi les faits et les « manquements importants au niveau de l’appréciation du risque de persécution ». Dix jours plus tard, « Mourvan » et sa famille obtiennent l’asile.

Signalé par : Amnesty international – juillet 2016

Sources : décision du SEM du 9.01.14 ; recours du 6.02.14 ; arrêt du TAF D-647/2014 du 29.10.14 ; expertise d’Amnesty International et demande de réexamen du 5.01.16 ; décision du SEM du 15.01.16.

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