Refus de visa humanitaire pour une famille afghane au motif qu’elle ne serait pas en danger si elle se conforme aux règles du régime taliban
Ehsan* est persécuté par les talibans en raison de son activité de médecin soignant principalement les femmes et de son engagement en faveur des droits humains. Il fuit avec sa femme et leurs quatre filles, craignant également que celles-ci subissent des mariages forcés. La famille dépose une demande de visa humanitaire pour venir en Suisse rejoindre des proches qui peuvent les prendre en charge. Mais le SEM puis le TAF refusent, estimant que la famille ne serait pas face à un danger imminent et concret tant qu’elle se plie aux règles imposées par le régime taliban.
Personne concernée (*Prénom fictif): Ehsan* et Yasmine*
Origine: Afghanistan
Statut: aucun (refus d’entrée)
Chronologie
2022 : départ de la famille au Pakistan (mai) ; demande de visa humanitaire et refus de l’ambassade suisse, puis opposition auprès du SEM (août)
2023 : décision négative du SEM (février), recours au TAF (mars)
2025 : arrêt négatif du TAF (mars)
Questions soulevées
- Comment est-il possible d’exiger d’une personne qu’elle se plie à des règles qui violent les droits humains? Et comment est-ce qu’une telle exigence peut être invoquée pour nier le risque de persécutions, au prétexte que la personne ne serait pas inquiétée si elle s’y soumettait ? Sur le fond, cela ne revient-il pas à cautionner ces violations des droits humains?
- Comment peut-on reconnaitre une persécution ciblée au sens de l’asile aux Afghanes mais en même temps nier le danger concret auquel elles sont exposées pour ne pas leur délivrer de visa humanitaire?
- Comment se fait-il que les autorités suisses puissent durcir les conditions d’octroi des visas humanitaires à un point tel qu’ils ne sont presque jamais délivrés ? Cela ne revient-il pas à vider ces visas de leur raison d’être ?
Description du cas
Ehsan* et Yasmine*, ressortissant·es afghan·es, vivent à Kaboul avec leurs quatre filles. En 2021, celles-ci sont âgées respectivement de 22, 16, 12 et 8 ans. Ehsan* est médecin et dirige deux cliniques privées dans lesquelles il soigne principalement des femmes, des enfants et des personnes en situation de handicap. À côté de son travail, il s’engage en faveur des droits civils et humains, notamment au sein d’une association de défense de l’égalité des sexes à l’école et de soutien aux femmes entrepreneuses. Il a également été candidat au parlement afghan.
En août 2021, Ehsan* reçoit des menaces des talibans, en raison de son engagement progressiste et des formations qu’il dispense en matière de contraception. Il est arrêté pendant qu’il soigne une patiente qui ne porte pas le hijab et n’est pas accompagnée d’un chaperon comme le voudrait la coutume. Il est détenu et se fait battre (coups de poings et pieds, de crosses d’armes à feu) ce qui le blesse grièvement à la tête et lui laisse des troubles auditifs. Les talibans détruisent sa clinique.
En aout 2021, la famille essaye de monter à bord d’un avion évacuant la population, mais seul son fils y parvient. Ce dernier est alors évacué seul. Suite à la fermeture officielle de la clinique d’Ehsan* par les talibans, et de crainte que ces derniers ne s’en prennent à leurs filles célibataires, la famille se cache chez des amis. En septembre 2021, les talibans se rendent à son domicile munis d’un mandat d’arrêt visant Ehsan*, mais ne trouvent personne.
En mai 2022, la famille parvient à se rendre au Pakistan, après avoir obtenu des visas valables une année. Depuis là, Ehsan* et Yasmine* déposent en août une demande de visa humanitaire auprès de l’ambassade de Suisse. Iels expliquent vouloir rejoindre le frère et la sœur de Ehsan* qui vivent en Suisse et peuvent les accueillir. Iels fournissent de nombreux document à l’appui de leur demande, dont l’acte d’arrestation émis à l’encontre d’Ehsan*. L’ambassade suisse refuse leur demande, au motif que la famille ne se trouverait pas dans une situation de danger imminent. La famille fait alors opposition auprès du SEM. En décembre 2022, Ehsan* informe le SEM que l’une de ses filles est très malade.
Mais, en février 2023, ce dernier rejette leur requête. Il considère que la famille n’aurait pas démontré «à satisfaction de droit que leur vie ou leur intégrité physique était directement, sérieusement et concrètement menacée». Il met en doute le fait qu’Ehsan* fasse encore l’objet de recherches de la part des talibans et souligne qu’il n’y a pas de persécutions visant l’ensemble du personnel médical. Il estime que le récit d’Ehsan de son agression comprend des incohérences et «émet des réserves quant à la réalité des préjudices auxquels [Ehsan*] affirme avoir été exposé».
En mars 2023, Ehsan* et Yasmine* déposent un recours auprès du TAF, avec l’aide d’une mandataire. En août, iels complètent leur recours en invoquant la nouvelle pratique du SEM qui reconnaît d’office la qualité de réfugiées aux femmes et filles afghanes. En novembre 2023, sans réponse, la famille réécrit au TAF, en soulignant que leurs visas pakistanais arrivent bientôt à expiration. Toujours sans nouvelles, la mandataire de la famille envoie encore deux relances au TAF en juillet puis en novembre 2024, soit plus de deux ans après le dépôt de la demande.
En mars 2025, le TAF rend sa décision, négative. Pour justifier son refus, le TAF reprend intégralement l’argumentaire du SEM, et questionne le fait que la famille ait attendu 8 mois après l’agression pour se rendre au Pakistan. Il considère que l’acte d’arrestation fourni par Ehsan n’a que peu de valeur probante et conclut qu’Ehsan* «n’a pas à craindre de danger de mort imminent s’il rentre dans son pays d’origine et exerce la médecine en accord avec les règles mises en place par les talibans». Concernant l’argument de la mandataire qui invoquait, dans son recours, la nouvelle pratique du SEM d’octroi systématique de l’asile aux femmes et aux filles afghanes, le TAF rétorque que les visas humanitaires sont délivrés sur la base de critères plus restrictifs que ceux de l’asile. En l’occurrence, il estime que Yasmine* et ses filles «n’ont pas démontré qu’elles étaient plus particulièrement discriminées que l’ensemble des femmes dans leur pays» et que «dans la mesure où [les filles] ont cessé de suivre leur cursus scolaire, respectivement universitaire (…) et n’ont entrepris aucune action visant à défier les talibans, il y a lieu de relativiser la menace invoquée». Le TAF conclut que s’il est compréhensible que les recourant·es ne souhaitent pas vivre dans un pays «où ils devront se conformer à des règles rigides et contraires aux droits de l’homme, cette circonstance ne suffit toutefois pas pour justifier l’octroi d’un visa humanitaire», et que, dans ces circonstances «la question de savoir dans quelle mesure les intéressés risquent d’être renvoyé du Pakistan en Afghanistan peut rester ouverte».
Signalé par: CSP Genève
Source: Arrêt du TAF F-1708/2023