Javier* et Lilian*, expulsé·es suite à un accident de travail sur un chantier
Cas 455 Victime d’un accident de travail, Javier* est reconnu invalide par l’AI. Les autorités ordonnent cependant son renvoi de Suisse ainsi que celui de son épouse. Elles ne lui reconnaissent pas le droit de demeurer en Suisse, considérant qu’il n’avait pas la qualité de travailleur au moment de son accident puisqu’il ne totalisait pas une année de travail en Suisse. La lenteur de la procédure et la décision d’expulsion impacte la santé mentale de Javier* qui souffre déjà d’autres problème de santé. Son épouse Lilian* cumule des emplois de nettoyages peu rémunérés et instables mais les autorités leur refusent un permis de séjour sur cette base, arguant qu’il s’agit d’«activités marginales et accessoires».
Mise à jour
En raison du non-payement de l’avance de frais demandée par le tribunal cantonal, le recours déposé en novembre 2023 a été classé.
En février 2024, le couple a déposé une demande de réexamen auprès des autorités cantonales. Après un premier refus, celles-ci ont finalement accepté de délivrer une autorisation de séjour avec activité lucrative pour Lilian*. Javier* a, par conséquent, reçu une autorisation de séjour pour regroupement familial.
Toutefois, leur droit de demeurer n’a toujours pas été reconnu. L’autorisation repose uniquement sur les emplois de Lilian*, qui risque de devoir travailler même après l’âge de la retraite pour maintenir les permis de séjour de la famille.
Mots-clés: Problèmes de santé, renvoi, ALCP, AI, sénior·es
Personnes concernées (*Prénoms fictifs): Javier, 64 ans ; Lilian*, 61 ans
Origine: Espagne
Statut: permis B
Résumé
Javier* et Lilian* arrivent en Suisse début 2013. Lui décroche un emploi à durée indéterminée dans le domaine de la construction et elle dans l’économie domestique. Ils reçoivent leur permis de séjour en juillet 2013. Sept mois plus tard, Javier* est victime d’un grave accident de travail. Il est hospitalisé deux mois à l’hôpital de la SUVA mais ne retrouvera pas la mobilité de son bras et sa main droite. Dix ans plus tard, les douleurs persistent, tout comme les suivis médicaux et traitements de rééducation. Javier* bénéficie d’une rente AI à 100%, mais au montant insuffisant pour vivre.
À cause de son accident, Javier* ne pourra plus jamais travailler, pourtant les autorités ne lui accordent pas le renouvellement de son permis de séjour. Le « droit de demeurer » protège en règle générale les travailleur·euses européen·nes lors d’un accident de travail reconnu par l’AI et leur droit de séjour est maintenu. Mais il est reproché à Javier* de ne pas avoir travaillé en Suisse suffisamment longtemps avant son accident. Quand bien même il a été victime d’un accident professionel, les autorités considèrent que Javier* n’avait pas acquis la «qualité de travailleur» – notion juridique – puisque le drame est survenu moins d’une année après l’obtention de son permis de séjour. Pourtant dans ce cas de figure, la durée d’une année n’est pas spécifiée dans l’ALCP ni dans la jurisprudence.
Depuis juillet 2018, date de l’échéance des permis de séjour du couple, les autorités leur ont demandé à de multiples reprises des documents relatifs à leur situation. Le 28 novembre 2022, Lilian* et Javier* reçoivent une décision de refus de renouvellement du permis de séjour et de renvoi de Suisse. Iels font opposition auprès des autorités cantonales. Le 13 novembre 2023, une décision est finalement rendue par le service cantonal, refusant toujours de renouveler leurs autorisations de séjour. Lilian* et Javier* déposent alors un recours auprès du tribunal cantonal.
Lilian* cumule les emplois dans le domaine du nettoyage, avec de faibles revenus, des horaires maigres et instables, en alternance de périodes de chômage durant le Covid 19. Les autorités cantonales qualifient alors ses activités de «marginales et accessoires» et refusent également l’octroi de permis de séjour sur cette base.
Depuis cinq ans et demi, Lilian* et Javier* ne bénéficient que d’une attestation qui stipule que leur permis est en cours de renouvellement. Javier* nous explique que pendant ce temps, il ne peut pas percevoir de prestations complémentaires à sa rente AI. Lilian, elle, rencontre des difficultés avec les entreprises qui l’emploient à cause des attestations, allant jusqu’à être un motif de non renouvellement de son contrat. La situation a un impact psychique lourd sur le couple. Incertitude du futur, absence de reconnaissance des torts causés par l’accident, fatigue et lassitude, c’est ce que décrivent Javier et Lilian* après onze ans de vie en Suisse. Dans quelques mois, Javier* atteindra l’âge de la retraite, qu’il peine à appréhender sereinement au vu de la situation.
Questions soulevées
- Javier* bénéficie du droit de demeurer au sens de la jurisprudence de la CJUE et du TF car il a été victime d’un accident professionnel en Suisse et son invalidité reconnue à 100% par l’AI. Pourquoi les autorités ne respectent-elles pas son droit au renouvellement des autorisations de séjour?
- Puisque Lilian* travaille, comment se fait-il que les autorités n’aient pas renouvelé leurs permis de séjour et ne lui reconnaissent pas la qualité de travailleuse ? Cette notion, dont la définition protège les «woorking poor», ne devrait-elle pas être appliquée ici dans l’esprit voulu par l’ALCP?
- Comment est-ce possible que la procédure auprès des autorités cantonales ait duré cinq ans et demi? Comment justifier les lourdes conséquences qui découlent de cette lenteur administrative en termes d’impact sur la santé ainsi que de privation de droits sociaux?
Chronologie
2013: arrivée en Suisse, permis de séjour (juillet)
2014: accident de travail (jan.)
2015: décision AI, invalidité et rente à 100% (mars)
2018: demande de renouvellement (juillet)
2022: décision cantonale d’expulsion (nov.), recours (déc.)
2023: décision sur voie d’opposition (nov.), recours au tribunal cantonal (déc.)
Description détaillée
Lilian* et Javier*, originaires de Colombie, ont la nationalité espagnole. Alors qu’il est économiste dans son pays natal, Javier* trouve, en juillet 2013, du travail sur les chantiers dans le canton de Vaud. Grâce à son contrat, il obtient un permis B pour lui et son épouse Lilian*.
En janvier 2014, un échafaudage s’effondre sur Javier* : des barres métalliques le percutent après une chute de 10 à 12 mètres de haut. Si le casque a heureusement protégé sa tête, Javier* reste durablement atteint par ce grave accident professionnel. Nerfs et tendons sont touchés, et il est hospitalisé durant deux mois à l’hôpital de Sion pour des traitements. Dix ans après l’accident, Javier* est doit toujours faire de la physiothérapie, de l’ergothérapie et cumule les rendez-vous médicaux. À l’heure actuelle, il n’a toujours pas retrouvé la pleine mobilité de son bras et de sa main, et souffre de fortes douleurs. Ses handicaps durables sont reconnus par l’AI qui lui octroie une rente une rente à 100%.
En juillet 2018, les autorités cantonales refusent de renouveler les permis de séjour du couple. Le service de la population leur demande en effet des compléments d’information et, dans l’attente, leur délivre une attestation indiquant le droit de séjourner et travailler dans l’attente de la décision. En novembre 2022, après plus de quatre années d’attente, le couple reçoit une décision de non-renouvellement des permis de séjour et de renvoi de Suisse. En cause : Javier* n’aurait pas acquis la « qualité de travailleur » au moment de l’accident professionnel dont il a été victime puisqu’il travaillait en Suisse depuis moins d’une année.
Par conséquent, le « droit de demeurer » – notion issue de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP) et qui protège le droit au séjour des travailleur·euses qui ne seraient plus en mesure d’exercer une activité lucrative – conditionné au fait d’avoir la qualité de travailleur au moment de l’accident, lui est dénié. Javier* remplit pourtant l’une des conditions de ce droit de demeurer : se trouver en incapacité permanente de travail en raison d’un accident professionnel et avoir droit à une rente AI. Dans un tel cas de figure, la jurisprudence ne pose en outre aucune condition de durée du séjour et du travail en Suisse pour reconnaître le droit de demeurer. Lilian* et Javier* font opposition contre cette décision.
En parallèle de ces démarches, Lilian*, âgée de 61 ans, continue à travailler en tant qu’employée de ménage. Elle alterne les contrats épars et instables et des périodes de chômage, en particulier durant la crise sanitaire du covid 19. En octobre 2023, elle est employée par cinq privés et deux entreprises différentes. Les conditions de travail en tant qu’employée de ménage sont précaires : faibles rémunérations, taux de travail fluctuant et difficulté à trouver des contrats fixes. Alors les autorités cantonales refusent de lui reconnaître la « qualité de travailleuse », considérant ses emplois comme une activité « marginale et accessoire ». Pourtant, en théorie, l’ALCP protège les employé·es dont les revenus sont insuffisants (working poor).
L’absence de renouvellement du permis de séjour durant une si longue période porte préjudice au couple. Lilian* doit présenter tous les trois mois une attestation renouvelée du service cantonal de la population à ses employeur et employeuses. « J’ai déjà été licenciée par deux entreprises à cause des attestations. Pour le travail en entreprise, c’est difficile de n’avoir qu’une autorisation valable de trois mois en trois mois » déplore Lilian*.
Chaque trimestre le couple débourse donc 60CHF et doit se rendre au guichet du service de la population pour faire renouveler le document. Une charge très lourde pour ce couple que l’absence de permis de séjour stable plonge dans une très grande précarité : bien que son invalidité soit reconnue à 100%, la rente que perçoit Javier* n’est que de… 58CHF par mois. Si son autorisation de séjour avait été renouvelée, ce montant aurait pu être complété par les prestations complémentaires (PC). Alors, les mois où Lilian* n’obtient pas de revenus suffisants, ce sont les services sociaux qui ont pris en charge le couple.
Une situation pénible : « J’ai perdu 10 ans de travail avant ma retraite » dit Javier* qui aura 65 ans en 2024. « Je suis diabétique, j’ai beaucoup de douleurs et je prends de la morphine » explique-t-il. À ses problèmes de santé s’ajoutent les souffrances psychiques : « à cause des tracas pour le permis de séjour, je ne peux pas dormir. Pendant deux ans, j’ai vu une psychologue et ça m’aidait un peu. » Lorsque la SUVA refuse de prendre en charge la poursuite du suivi, Javier* est contraint de l’interrompre faute de moyens financiers. Il continue à prendre des médicaments pour le sommeil, pourtant insuffisants.
«Cela fait 10 ans que nous sommes dans le même appartement. On paye nos impôts, l’électricité, l’assurance maladie, tout ! Je ne comprends pas toutes ces années d’attente. J’ai envoyé cinq ou six fois tous nos documents, mais on reste toujours sans réponse. Quand ils me récrivent en redemandant les mêmes documents, je n’ai même plus envie de leur répondre. Et pourtant, je connais bien la politique suisse, je connais bien le pays, je m’intéresse beaucoup à ce qu’il se passe ici. Pour moi, c’est une injustice » exprime Javier*. Et Lilian* de conclure : « Je suis fatiguée de tout ».
Finalement, en novembre 2023, soit après plus de cinq ans d’attente, l’administration cantonale confirme la décision de leur renvoi.
Signalé par: Fraternité du CSP Vaud – octobre 2023
Sources: Courriers et décisions du SPOP, opposition et recours du couple. Entretien avec Javier* et Lilian*