Javier* et Lilian*, expulsé·es suite à un accident de travail sur un chantier

Cas 455 Victime d’un accident de travail, Javier* est reconnu invalide par l’AI. Les autorités ordonnent cependant son renvoi de Suisse ainsi que celui de son épouse. Elles ne lui reconnaissent pas le droit de demeurer en Suisse, considérant qu’il n’avait pas la qualité de travailleur au moment de son accident puisqu’il ne totalisait pas une année de travail en Suisse. La lenteur de la procédure et la décision d’expulsion impacte la santé mentale de Javier* qui souffre déjà d’autres problème de santé. Son épouse Lilian* cumule des emplois de nettoyages peu rémunérés et instables mais les autorités leur refusent un permis de séjour sur cette base, arguant qu’il s’agit d’«activités marginales et accessoires».

Mots-clés: Problèmes de santé, renvoi, ALCP, AI, sénior·es

Personnes concernées (*Prénoms fictifs): Javier, 64 ans ; Lilian*, 61 ans

Origine: Espagne

Statut: permis B

Résumé

Javier* et Lilian* arrivent en Suisse début 2013. Lui décroche un emploi à durée indéterminée dans le domaine de la construction et elle dans l’économie domestique. Ils reçoivent leur permis de séjour en juillet 2013. Sept mois plus tard, Javier* est victime d’un grave accident de travail. Il est hospitalisé deux mois à l’hôpital de la SUVA mais ne retrouvera pas la mobilité de son bras et sa main droite. Dix ans plus tard, les douleurs persistent, tout comme les suivis médicaux et traitements de rééducation. Javier* bénéficie d’une rente AI à 100%, mais au montant insuffisant pour vivre.

À cause de son accident, Javier* ne pourra plus jamais travailler, pourtant les autorités ne lui accordent pas le renouvellement de son permis de séjour. Le « droit de demeurer » protège en règle générale les travailleur·euses européen·nes lors d’un accident de travail reconnu par l’AI et leur droit de séjour est maintenu. Mais il est reproché à Javier* de ne pas avoir travaillé en Suisse suffisamment longtemps avant son accident. Quand bien même il a été victime d’un accident professionel, les autorités considèrent que Javier* n’avait pas acquis la «qualité de travailleur» – notion juridique – puisque le drame est survenu moins d’une année après l’obtention de son permis de séjour. Pourtant dans ce cas de figure, la durée d’une année n’est pas spécifiée dans l’ALCP ni dans la jurisprudence.

Depuis juillet 2018, date de l’échéance des permis de séjour du couple, les autorités leur ont demandé à de multiples reprises des documents relatifs à leur situation. Le 28 novembre 2022, Lilian* et Javier* reçoivent une décision de refus de renouvellement du permis de séjour et de renvoi de Suisse. Iels font opposition auprès des autorités cantonales. Le 13 novembre 2023, une décision est finalement rendue par le service cantonal, refusant toujours de renouveler leurs autorisations de séjour. Lilian* et Javier* déposent alors un recours auprès du tribunal cantonal.

Lilian* cumule les emplois dans le domaine du nettoyage, avec de faibles revenus, des horaires maigres et instables, en alternance de périodes de chômage durant le Covid 19. Les autorités cantonales qualifient alors ses activités de «marginales et accessoires» et refusent également l’octroi de permis de séjour sur cette base.

Depuis cinq ans et demi, Lilian* et Javier* ne bénéficient que d’une attestation qui stipule que leur permis est en cours de renouvellement. Javier* nous explique que pendant ce temps, il ne peut pas percevoir de prestations complémentaires à sa rente AI. Lilian, elle, rencontre des difficultés avec les entreprises qui l’emploient à cause des attestations, allant jusqu’à être un motif de non renouvellement de son contrat. La situation a un impact psychique lourd sur le couple. Incertitude du futur, absence de reconnaissance des torts causés par l’accident, fatigue et lassitude, c’est ce que décrivent Javier et Lilian* après onze ans de vie en Suisse. Dans quelques mois, Javier* atteindra l’âge de la retraite, qu’il peine à appréhender sereinement au vu de la situation.

Questions soulevées

  • Javier* bénéficie du droit de demeurer au sens de la jurisprudence de la CJUE et du TF car il a été victime d’un accident professionnel en Suisse et son invalidité reconnue à 100% par l’AI. Pourquoi les autorités ne respectent-elles pas son droit au renouvellement des autorisations de séjour?
  • Puisque Lilian* travaille, comment se fait-il que les autorités n’aient pas renouvelé leurs permis de séjour et ne lui reconnaissent pas la qualité de travailleuse ? Cette notion, dont la définition protège les «woorking poor», ne devrait-elle pas être appliquée ici dans l’esprit voulu par l’ALCP?
  • Comment est-ce possible que la procédure auprès des autorités cantonales ait duré cinq ans et demi? Comment justifier les lourdes conséquences qui découlent de cette lenteur administrative en termes d’impact sur la santé ainsi que de privation de droits sociaux?

Chronologie

2013: arrivée en Suisse, permis de séjour (juillet)
2014: accident de travail (jan.)
2015: décision AI, invalidité et rente à 100% (mars)
2018: demande de renouvellement (juillet)
2022: décision cantonale d’expulsion (nov.), recours (déc.)
2023: décision sur voie d’opposition (nov.), recours au tribunal cantonal (déc.)

Description détaillée

Lilian* et Javier* ont la nationalité espagnole et sont originaires de Colombie. En juillet 2013, Javier* obtient le permis B grâce à son contrat de travail. «Lorsque je suis venue travailler en Suisse, je gardais des enfants» explique Lilian. Économiste dans son pays natal, Javier a travaillé sur les chantiers en Suisse. «En janvier 2014, un échafaudage m’est tombé dessus.» Après une chute de 10 à 12 mètres de hauteur, des barres métalliques percutent Javier. Si le casque a heureusement protégé sa tête, Javier est durablement atteint par ce grave accident professionnel. Nerfs et tendons sont touchés. «J’ai été hospitalisé deux mois à l’hôpital de la SUVA à Sion pour des traitements. Depuis l’accident il y a dix ans, je continue la physiothérapie, l’ergothérapie et j’ai régulièrement des rendez-vous médicaux

À l’heure actuelle, il n’a toujours pas retrouvé la pleine mobilité de sa main ni de son épaule et bras. Il souffre de fortes douleurs. Ses handicaps durables sont reconnus par une rente SUVA à 24% puis par une rente AI à 100%. En juillet 2018, les permis de séjour du couple ne sont pas renouvelés par les autorités cantonales. Le service leur demande des compléments d’information et leur délivre une attestation, laquelle indique le droit de séjourner et travailler dans l’attente de la décision. En novembre 2022, après plus de quatre années d’attente, le couple reçoit une décision de non-renouvellement des permis de séjour et de renvoi de Suisse.

En cause: Javier* n’aurait pas acquis la «qualité de travailleur» au moment de l’accident professionnel dont il a été victime puisqu’il travaillait en Suisse depuis moins d’une année. Ainsi le «droit de demeurer», conditionné au fait d’avoir la qualité de travailleur au moment de l’accident, ne lui serait pas reconnu, empêchant le renouvellement de son permis de séjour. Le droit de demeurer, notion issue de l’Accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), définit la protection du statut de séjour pour les travailleur·euses qui ne seraient plus en mesure d’exercer une activité lucrative pour différents motifs. Javier* remplit pourtant l’une des conditions du droit de demeurer : son incapacité permanente de travail est survenue suite à un accident de travail et lui ouvre un droit à une rente AI. Selon la jurisprudence applicable, aucune condition de durée de séjour et de travail en Suisse n’existe pour reconnaître le droit de demeurer dans ce cas de figure.

Lilian* et Javier* ont fait opposition contre la décision en décembre 2022 et reçu en novembre 2023 la décision sur opposition de l’administration cantonale qui confirme le renvoi. Le mandataire juridique du couple a alors déposé un recours auprès du tribunal cantonal, lequel est toujours en cours.

Lilian*, âgée de 61 ans, travaille en tant qu’employée de ménage, alternant les contrats épars et instables et des périodes de chômage, en particulier durant la crise sanitaire du COVID 19. En octobre 2023, elle est employée chez cinq privés ainsi que deux entreprises différentes. Elle totalise l’équivalent d’un 90% de taux de travail, le tout réparti sur sept lieux différents. Mais les autorités cantonales refusent de lui reconnaître la «qualité de travailleuse», argumentant que ses emplois seraient une activité «marginale et accessoire».

Les conditions de travail en tant qu’employée de ménage sont précaires: faibles rémunérations, faible taux de travail – au mieux quelques heures par semaine par employeur·euse chez les privé·es – et difficulté de trouver des contrats fixes. Ces conditions ne sont pas retenues par les autorités cantonales dans leur décision. L’ALCP protège les employé·es dont les revenus sont insuffisants, cependant une grande marge de manœuvre dans l’appréciation est laissée aux autorités.

L’absence de renouvellement du permis de séjour durant une si longue période porte préjudice au couple. Lilian* doit présenter tous les trois mois à ses employeur et employeuses une attestation renouvelée des autorités d’immigration cantonales. «J’ai déjà été licenciée par deux entreprises à cause des attestations. Pour le travail en entreprise, c’est difficile de n’avoir qu’une autorisation valable de trois mois en trois mois» déplore Lilian. Chaque trimestre le couple débourse donc 60CHF et doit se rendre au guichet du service cantonal pour le renouvellement du document. «Ma rente AI est de 58 CHF par mois… à 100%» explique Javier. Si son autorisation de séjour avait été renouvelée, ce montant aurait pu être complété par les prestations complémentaires (PC). Dans l’intervalle, c’est donc les services sociaux qui ont pris en charge le couple afin de compléter la rente AI de Javier* les mois où Lilian n’avait pas de revenus suffisants.

Une situation pénible: «J’ai perdu 10 ans de travail avant ma retraite» dit Javier* qui aura 65 ans en 2024. «Je suis diabétique, j’ai beaucoup de douleurs et je prends de la morphine» explique-t-il. À ses problèmes de santé s’ajoutent des souffrances psychiques: «À cause des tracas pour le permis de séjour, je ne peux pas dormir. Pendant deux ans, j’ai vu une psychologue et ça m’aidait un peu.» Lorsque la SUVA a refusé de prendre en charge la poursuite du suivi, Javier* l’a interrompu faute de moyens financiers. Il continue à prendre des médicaments pour le sommeil, pourtant insuffisants.

«Cela fait 10 ans que nous sommes dans le même appartement. On paye nos impôts, l’électricité, l’assurance maladie, tout! Je ne comprends pas, cinq ans et demi d’attente. J’ai envoyé cinq ou six fois tous nos documents, toujours sans réponse. Quand ils me récrivent en redemandant des documents, je n’ai même plus envie de leur répondre. Et pourtant, je connais bien la politique suisse, je connais bien le pays, je m’intéresse beaucoup à ce qu’il se passe ici. Pour moi, c’est une injustice» nous dit Javier. Et Lilian de conclure: «Je suis fatiguée de tout».

Signalé par: Fraternité du CSP Vaud – octobre 2023

Sources: Courriers et décisions du SPOP, opposition et recours du couple. Entretien avec Javier* et Lilian*

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