Europe de Dublin : une pente glissante même pour les « vrais » réfugiés

Menacé par des milices islamistes parce qu’il collabore avec l’armée américaine en Irak en tant que traducteur, « Bachir » gagne la Suisse après avoir parcouru l’Europe en quête d’asile. Sans nier ses dires mais en appliquant la logique des accords de Dublin, la Suisse le renvoie vers la Suède, qui veut le renvoyer vers la Grèce, où il risque un renvoi vers l’Irak.

Personne(s) concernée(s) : « Bachir », homme né en 1984

Statut : demandeur d’asile renvoyé de pays en pays

Résumé du cas

« Bachir » travaille comme traducteur pour l’armée américaine en Irak. Menacé par des milices, il s’enfuit jusqu’en Grèce. Arrêté, il y est emprisonné avant d’être relâché avec ordre de quitter le pays. Il gagne alors clandestinement la Suède, où il demande l’asile. Les autorités suédoises, appliquant la règlementation européenne « Dublin 2 », lui annoncent son renvoi vers la Grèce, premier pays où son identité a été enregistrée. Or la Grèce refuse systématiquement l’asile aux Irakiens et procède fréquemment à leur renvoi. Une pratique très critiquée par le HCR. Saisi par la peur, « Bachir » s’enfuit vers la Suisse où il demande à nouveau l’asile. L’ODM refuse d’entrer en matière parce qu’il vient d’un pays sûr – la Suède – et prononce son renvoi vers ce pays. Dans un cas pareil, une exception à la non-entrée en matière et au renvoi est prévue par l’art. 34 al. 3 LAsi si le requérant a manifestement la qualité de réfugié. Un recours est introduit. Malgré de nombreux documents versés au dossier, parmi lesquels une carte de traducteur et des lettres de menaces proférées à l’encontre de « Bachir », le TAF refuse d’admettre le caractère manifeste de sa qualité de réfugié, arguant que certains points devraient encore être clarifiés. Alors même qu’il reconnaît explicitement le danger que courent les traducteurs en Irak, le TAF confirme le renvoi de « Bachir ». Parce qu’il s’y oppose, « Bachir » est mis en détention administrative. Le 3 juillet, il est renvoyé par vol spécial vers la Suède, qui s’apprête à son tour à le renvoyer en Grèce, qui n’accueille pas les réfugiés irakiens.

Questions soulevées

 Le cas de « Bachir » ne montre-t-il pas les travers de la logique de Dublin : obtenir l’asile en Europe devient toujours plus difficile pour un « vrai » réfugié, dans la mesure où la plupart des requérants transitent obligatoirement par des pays très restrictifs dans leur politique d’asile?

 N’y a-t-il pas une volonté mal dissimulée de la part des différents pays d’Europe de se débarrasser des demandeurs d’asile en s’acharnant à les renvoyer vers un autre pays, quitte à ce qu’un homme dont on n’exclut pas qu’il risque sa vie se retrouve au final sans terre d’asile ?

Chronologie

2007 : fuite hors d’Irak (juin) ; 21 jours de prison en Grèce ; demande d’asile en Suède (4 octobre) ; entrée en Suisse et dépôt d’une demande d’asile (17 décembre).

2008 : non entrée en matière par l’ODM au vu de l’accord de reprise de la Suède (15 février) ; rejet du recours par le TAF (27 mars) ; mise en détention en vue du renvoi (14 mai) ; décision incidente du TAF jugeant une révision vouée à l’échec et refusant un effet suspensif ; renvoi en Suède par vol spécial (3 juillet).

Description du cas

En 2004, « Bachir », alors étudiant à Bagdad, est engagé comme traducteur par l’armée américaine. Une activité qui l’expose aux persécutions de milices anti-américaines. Il prend des précautions pour dissimuler cette activité, mais ses absences répétées à l’université et sa maîtrise avérée de l’anglais attirent des soupçons sur sa personne. En 2005, il commence à recevoir des menaces par téléphone et par courrier. Après avoir été retenu plusieurs heures à un barrage routier, et finalement relâché parce que son activité de traducteur n’a pas été découverte, « Bachir » décide de se cacher, puis de fuir vers la Syrie. Par téléphone, ses proches lui raconteront que des hommes sont venus à son domicile et ont proféré à son encontre des menaces de mort.

Depuis la Syrie, « Bachir » se rend illégalement en Turquie. Il manque de se noyer en gagnant la Grèce sur une embarcation de fortune. Arrêté par la police grecque, qui prend ses empreintes dactyloscopiques, il est détenu pendant 21 jours dans des conditions très dures, puis relâché avec injonction de quitter le pays. Porte d’entrée en Europe, la Grèce cherche par tous les moyens à limiter le nombre de demandes d’asile à sa charge. « Bachir » passe alors clandestinement par divers pays avant d’arriver en Suède où se trouvent de nombreux réfugiés irakiens. En application du règlement européen « Dublin 2 », les autorités suédoises rejettent la demande d’asile de « Bachir » et lui annoncent son renvoi imminent vers la Grèce, puisque c’est le premier pays européen où il a été enregistré auprès d’autorités. « Bachir » s’enfuit à nouveau et gagne la Suisse, où il demande l’asile le 17 décembre 2007. Il joint à sa demande plusieurs documents tels que sa carte de traducteur ou un laissez-passer pour entrer sur une base militaire américaine.

Le 15 février 2008, l’ODM décide de ne pas entrer en matière sur la demande d’asile de « Bachir » en vertu de l’article 34 LAsi, qui reproduit la logique des accords de Dublin. L’ODM estime qu’il n’est pas manifeste que « Bachir » a la qualité de réfugié, et qu’il n’y a donc pas lieu de déroger à la règle du retour vers un pays tiers « sûr ». Saisi d’un recours, puis d’une demande de révision, le TAF confirme cette position. Personne ne nie que « Bachir » a collaboré avec les Américains. Au dossier figurent aussi des articles de presse relatant le sort réservé aux traducteurs en Irak, deux lettres de menace envoyées à ses parents, un mandat d’arrêt l’accusant de « complot contre l’Etat » que les autorités irakiennes, infiltrées par des miliciens, ont émis à son encontre. Mais le TAF estime que cela ne suffit pas. Il considère que pour être « manifeste », la qualité de réfugié doit être « indiscutable », ce qui revient à demander une preuve absolue, alors que l’article 7 LAsi – qui définit le niveau de la preuve de la qualité de réfugiés que les demandeurs doivent amener – se contente de la vraisemblance. Comme le TAF estime que les circonstances de l’arrestation de « Bachir » à un contrôle routier tenu par une milice ne sont pas claires, il en déduit, dans son arrêt du 27 mars 2008, que sa qualité de réfugié n’est pas « manifeste ». Il doit donc être renvoyé vers la Suède.

Le TAF refuse d’envisager le risque que la Suède, qui a déjà prononcé le renvoi de « Bachir » sur la Grèce, exécute cette décision sans la réviser. Pour la Suisse, la Suède, comme la Grèce, sont des pays tiers « sûrs » selon l’art. 6a LAsi. Pourtant, concernant la Grèce, le HCR a souligné dans un rapport daté de 2008 qu’elle ne respecte pas le droit d’asile: elle n’a reconnu aucun requérant d’asile irakien et en a renvoyé plusieurs arbitrairement en Irak. « Bachir » a donc peur de retourner en Suède. Comme il refuse de monter dans l’avion, il est mis en détention administrative le 14 mai 2008. Le 3 juillet 2008, alors qu’elles sont en possession d’un document émis par les autorités suédoises affirmant qu’une demande de renvoi vers la Grèce est en cours, les autorités suisses renvoient « Bachir » par vol spécial. Au moment d’écrire cette fiche, « Bachir » est en Suède où il attend, sans trop d’espoir, une décision des autorités sur une deuxième demande d’asile qu’il a déposée.

Signalé par : Service d’Aide juridique aux Exilé-e-s (SAJE – Lausanne), 17 septembre 2008.

Sources : décision ODM (15.2.08), recours (19.2.08), arrêt du TAF (27.3.08), demande de reconsidération (9.5.08), arrêt du TAF (16.8.08), et autres pièces utiles du dossier.

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