En Suisse depuis 41 ans et atteint de troubles psychiques sévères, la naturalisation lui est refusée en raison d’un niveau de français insuffisant
Arrivé en Suisse en 1983 à l’âge de 15 ans, Abraham en a 53 lorsqu’il demande la naturalisation. Il souffre de pathologies psychiques sévères – un «état dépressif sévérissime» avec diagnostic de trouble schizo-affectif pour lequel une médication lourde a dû être instaurée. Abraham* se trouve également sous curatelle de portée générale. Malgré son état de santé, le Service de la population puis le Tribunal cantonal refusent sa demande de naturalisation au motif qu’il n’a pas le niveau de français exigé (son résultat au test de langue est de 75% au lieu des 79% requis).
Personne concernée (*Prénom fictif): Abraham*
Origine: Erythrée
Statut: Permis C
Chronologie
1983 : arrivée en Suisse
2021 : demande de naturalisation (oct.)
2022 : intention de refus du SPOP (août), transmissions de rapports médicaux (août, oct.)
2023 : Refus du SPOP (sept.), recours au Tribunal cantonal (oct.) 2024 : arrêt négatif (mars)
Questions soulevées
- Le refus de prendre en compte l’état de santé d’Abraham* n’est-il pas abusif et complètement disproportionné, compte tenu de sa durée de vie en Suisse?
- Comment l’autorité judiciaire peut-elle reprocher à Abraham* d’avoir manqué d’invoquer les raisons personnelles majeures au sens de l’art. 9 OLN, alors qu’elle possède un plein pouvoir pour examiner automatiquement l’existence de telles raisons?
- Le Tribunal conclut qu’Abraham aurait pu demander une dérogation aux critères d’intégration, notamment le niveau de langue requis. Partant, il admet ses circonstances particulières justifiant de ne pas remplir cette exigence. Nonobstant, le Tribunal refuse de lui octroyer la naturalisation: n’est-ce pas là une décision contradictoire?
- Comment l’autorité peut-elle reprocher à Abraham* « de ne pas avoir pu maîtriser le français avant la survenance de sa maladie » ? Le passé ne pouvant pas être changé, user de cet argument revient à empêcher toute possibilité future de naturalisation.
- Les autorités ont-elles un droit de refus sans limite? N’est-ce pas vider la loi de son sens que de l’appliquer de façon aussi arbitraire?
Description du cas
Né à Asmara en Erythrée (à l’époque Ethiopie) en 1968, Abraham* arrive en Suisse en 1983, à l’âge de 15 ans. Il s’installe dans le canton de Vaud. Depuis une date indéterminée, il se trouve sous curatelle de portée générale.
En octobre 2021, alors âgé de 53 ans, résidant en Suisse depuis 38 ans et désormais au bénéfice d’une autorisation d’établissement (permis C), il dépose une demande de naturalisation auprès du service cantonal de la population (SPOP). En mai 2022, le SPOP demande à Abraham de lui fournir une attestation de français (passeport de langue fide ou diplôme DELF, DALF, TCF ou TEF) de niveau B1 à l’oral et A2 à l’écrit. À défaut, il est demandé qu’Abraham* fournisse un certificat médical justifiant de circonstances personnelles permettant de déroger à cette exigence. En août, Abraham* transmet un passeport fide mentionnant un niveau de français A2 à l’oral et A1 à l’écrit (l’examen oral est réussi à 75%, il en fallait 79% pour atteindre le B1).
Par courrier, le SPOP informe Abraham* de son intention de refuser sa demande de naturalisation en raison de son niveau insuffisant de français. En réponse, Abraham* transmet une attestation médicale dans laquelle il est expliqué qu’il suit un «lourd traitement […] introduit entre autres afin d’améliorer les troubles sévères du sommeil». En septembre 2022, le SPOP demande plus d’informations concernant ce traitement. Le médecin traitant d’Abraham* explique alors que son patient est suivi depuis 1995 en raison d’un «état dépressif sévérissime où le diagnostic de trouble schizo-affectif dépressif a été posé». Il précise que ce dernier a été hospitalisé pour la dernière fois en 2000 et que depuis son état s’est stabilisé mais «au prix d’une médication extrêmement lourde associant antidépresseur, neuroleptique, somnifère et anxiolytique». Malgré ce traitement, ajoute-il, Abraham* «présente des troubles majeurs de l’endormissement, raison pour laquelle son rythme diurne/nocturne est toujours perturbé».
Nonobstant ces explications, en septembre 2023, le SPOP refuse la demande de naturalisation d’Abraham*. Il réitère que ce dernier n’a pas le niveau de français requis et juge que son état de santé ne constitue pas une circonstance justifiant de déroger à ce critère.
Représenté par sa curatrice, Abraham* dépose un recours auprès du Tribunal cantonal. Il y explique que son état de santé – particulièrement ses troubles du sommeil – ne lui permet pas de passer un test de connaissances linguistiques en matinée et qu’il n’a par conséquent pas été en mesure de démontrer ses capacités linguistiques lors de l’évaluation. Il reproche aussi au SPOP de ne pas tenir compte de sa situation personnelle.
En mars 2024, le Tribunal cantonal rend son arrêt. Il y rappelle que «en vertu de l’art. 9 OLN, l’autorité doit tenir compte de manière appropriée de la situation particulière du requérant lors de l’appréciation des critères d’intégration». Par conséquent, le tribunal indique qu’il est possible de déroger à ces critères lorsqu’un handicap physique, mental ou psychique ou une maladie de longue durée empêche de les remplir. Il ajoute de surcroit que «selon la doctrine, le niveau de langue exigé ne doit pas devenir un obstacle à la naturalisation pour les personnes qui sont éloignées de la formation ou qui ont des restrictions personnelles».
Considérant le cas d’Abraham*, le Tribunal retient toutefois que celui-ci a fait valoir des difficultés à passer une évaluation le matin, ce qui ne justifierait pas le niveau A1 atteint lors de l’évaluation écrite de l’après-midi. Il considère qu’il revenait à Abraham* de demander un aménagement spécial pour passer l’examen. De plus, le Tribunal estime que les certificats médicaux ne mentionneraient pas spécifiquement qu’Abraham* ne peut pas, en raison de ses pathologies, atteindre le niveau de français demandé. Il considère enfin qu’il n’a pas démontré ne pas pouvoir compenser son déficit linguistique par d’autres critères d’intégration. Le Tribunal reconnait cependant qu’au vu du résultat de l’examen très proche du niveau exigé (75% au lieu de 79%) et compte tenu du parcours migratoire d’Abraham* (arrivée en Suisse à l’âge de 15 ans) et de ses pathologies psychiatriques, il est «étonnant» que ce dernier n’ait pas déposé de demande de dérogation aux critères d’intégration. Cette démarche n’ayant pas été effectuée par Abraham*, le Tribunal conclut que l’autorité cantonale était dans son bon droit de refuser sa naturalisation. Le recours est rejeté.
Source: Arrêt du Tribunal cantonal GE.2023.0204 du 28 mars 2024