Analyse d’origine « Lingua » : une preuve faillible

Il aura fallu de multiples contre-preuves pour que ce pharmacien iranien d’origine kurde obtienne l’asile. Se fiant à une expertise linguistique dont les conclusions finiront par être démenties, l’ODM le prenait pour un abuseur.

Personne(s) concernée(s) : « Barzan », homme né en 1942

Statut : requérant d’asile (obtient l’asile à la fin de la procédure)

Résumé du cas

Pharmacien d’origine kurde iranienne, menacé pour avoir fourni des médicaments au parti d’opposition PDKI, « Barzan » fait l’objet le 29 mars 2001 d’une décision négative de l’ODM, qui s’appuie sur une analyse « Lingua ». Cette méthode vise à identifier l’origine d’un requérant d’asile d’après sa façon de parler et ses connaissances pratiques de la région de provenance. Dans le cas de « Barzan », l’expert exclut catégoriquement que le requérant soit d’origine kurde. Avec l’aide d’une avocate qui obtient l’assistance juridique (ce qui est en soi rare), un important travail de contre-argumentation est mené et de nombreux moyens de preuve sont déposés, dont l’avis d’un professeur en langues orientales à l’Université de Harvard. Le TAF finira par rétablir la vérité : ayant vécu ses 30 premières années hors de la région kurde, il est normal que « Barzan » parle plutôt le farsi et ne connaisse pas certaines traditions kurdes. De nombreux éléments montraient que l’histoire de « Barzan » était véridique, mais l’ODM s’est appuyé à tort sur les conclusions d’un « expert » dont l’analyse était erronée. Le 27 novembre 2007, soit neuf ans après sa demande, « Barzan » obtient finalement l’asile.

Questions soulevées

 Est-il acceptable que l’ODM appuie aussi fortement ses décisions sur des analyses « Lingua », dont la méthodologie aboutit parfois à de faux résultats ?

 Les spécialistes « Lingua » sont-ils soumis à une supervision scientifique ? Une évaluation globale de leurs rapports – et de leus erreurs – a-t-elle eu lieu ?

 L’intervention d’un défenseur est souvent indispensable pour réfuter une décision négative de l’ODM. Est-il vrai que l’octroi de l’assistance judiciaire est très rare dans le domaine de l’asile ? Quel est le nombre de cas où elle a été accordée ?

Chronologie

1999 : 8 avril: demande d’asile

2000 : 25 mai : analyse Lingua négative (analyse linguistique et de provenance)

2001 : 29 mars : décision négative de l’ODM, qui prononce le renvoi de Suisse

2001 : 27 avril : recours du requérant, qui déposera par la suite de nombreux moyens de preuve

2008 : 27 novembre : décision sur recours accordant l’asile.

Description du cas

Né dans une famille d’origine kurde, « Barzan » explique sa demande d’asile en 1999 par le fait qu’il exploitait une pharmacie dans une ville à majorité kurde et qu’il fournissait des médicaments au Parti démocratique kurde d’Iran (PDKI), opposé au régime. Soupçonné et surveillé de près par les Gardiens de la révolution islamique, déjà arrêté et fouetté une première fois, il craignait d’être dénoncé après une saisie de médicaments et l’arrestation d’un collègue.

Pour l’ODM, ce récit n’est pas crédible. Le spécialiste « Lingua », qui a soumis « Barzan » à une analyse linguistique et de provenance, estime qu’il n’est « manifestement pas d’origine kurde », ni « socialisé au Kurdistan », parce qu’il parle le farsi et utilise des expressions issues du dialecte téhéranais, sans la moindre trace de langue kurde. De surcroît il ne connaît pas certaines rues de la ville kurde où il aurait exercé pendant 7 à 8 ans, ni les spécialités culinaires et les traditions kurdes. Sur la base de cette expertise réputée scientifique, l’ODM rejette la demande et prononce le renvoi, estimant par ailleurs que le requérant n’aurait pas pu connaître l’ascension professionnelle qu’il a décrite s’il avait était kurde et sunnite comme il l’affirme.

Face à ces arguments péremptoires, « Barzan » tente de rectifier les conclusions de l’expert « Lingua ». Ses parents, d’origine kurde, ont été déplacés dans les années ‘20. Etant né et ayant vécu jusqu’à 19 ans à 140 km de Téhéran, et ayant attendu l’âge de 30 ans pour s’installer dans la région kurde, il parle forcément le farsi de la capitale. Il souligne aussi que le personnel médical et paramédical n’a pas été touché par les purges, après la révolution de 1979, de sorte que son parcours professionnel n’a pas été entravé.

Saisie d’un recours le 27 avril 2001, la CRA demande des précisons à l’Ambassade de Suisse à Téhéran, qui précise que certaines cérémonies kurdes ne se déroulent plus selon la tradition et que les mets mentionnés lors de l’analyse « Lingua » sont bien originaires du Kurdistan. Bénéficiant, ce qui est exceptionnel, d’une avocate qui a obtenu l’assistance judiciaire, le requérant produit l’attestation d’un Kurde iranien travaillant pour le HCR, qui après un entretien avec l’intéressé conclut à son appartenance kurde. Le 7 août 2003, un professeur en langues orientales de l’Université de Harvard prend position pour « Barzan » en soulignant que de nombreux Kurdes déplacés de leur région d’origine ont perdu l’habitude de pratiquer leur langue maternelle. Diverses traductions d’ouvrages savants sont également versées au dossier.

Dans sa décision du 27 novembre 2007, le TAF prend en fin de compte le contre-pied de l’expert « Lingua » et annule la décision de l’ODM. Le fait que « Barzan » parle un farsi parfait ne permet pas de remettre en cause ses origines. Un ouvrage sur la dispersion des Kurdes en Iran mentionne même la migration forcée de la famille de « Barzan ». La méconnaissance des pratiques traditionnelles peut s’expliquer lorsqu’on a toujours vécu en milieu urbain. De nombreuses pièces officielles démontrent aussi que l’intéressé a bel et bien exercé comme pharmacien dans le Kurdistan, et sa méconnaissance de certaines rues ne permet pas de conclure qu’il n’était pas installé dans la ville mentionnée. En fin de compte, il est plausible qu’il se soit engagé pour soutenir des acteurs politiques de son ethnie d’origine. Les membres et sympathisants du PDKI étant menacés de détentions, de tortures et d’exécutions, l’asile lui est accordé.

Signalé par : site Web du TAF

Sources : décision du TAF du 27 novembre 2007, D-7183/2006.

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