Renvoi Dublin vers la Croatie: le TAF reconnait que le SEM fait fi de l’avis des médecins

Le SEM refuse d’entrer en matière sur la demande d’asile de Ahmad*, originaire d’Afghanistan, au motif que la Croatie serait l’État responsable de sa prise en charge (art.31a LAsi ; règlement Dublin III). Ahmad* passe les six mois de son délai de renvoi Dublin dans l’angoisse, connait plusieurs épisodes d’hospitalisation notamment en raison d’une tentative de suicide. Début novembre 2023, Ahmad* demande au SEM d’entrer en matière sur sa demande d’asile au vu du fait que le délai de son transfert est échu. Mais le SEM refuse et Ahmad* dépose un recours auprès du TAF. Dans son arrêt du 21 juin 2024, le tribunal constate qu’Ahmad* a été hospitalisé à plusieurs reprises, ce dont le SEM avait été dument informé, et qu’au vu des motifs d’hospitalisation, il ne saurait être retenu contre lui de s’être fait hospitaliser volontairement pour échapper au renvoi. Le TAF estime qu’ «en laissant entendre que le recourant aurait provoqué ses hospitalisations pour empêcher son transfert en Croatie, le SEM fait fi des avis des médecins ayant ordonné celle-ci». Enfin, le tribunal souligne que rien n’indique qu’Ahmad* ait tenté d’échapper aux autorités, puisqu’il a été informé de sa dernière convocation après son retour de l’hôpital. Il admet le recours et annule la décision du SEM de décembre 2023 en l’invitant à reconnaître la responsabilité de la Suisse pour examiner la demande d’asile d’Ahmad*.

Personne concernée (*Prénom fictif): Ahmad*

Origine: Afghanistan

Statut: permis N

Chronologie

2022: demande d’asile (oct.)

2023: décision de non entrée en matière Dublin (jan.), recours au TAF et rejet du recours (mai), demande de réexamen à la fin du délai (nov.), décision négative du SEM (déc.)

2024: recours au TAF contre la décision de prolongation du délai (jan.), admission du recours (juin)

Questions soulevées

  • Comment expliquer que le SEM ait organisé un vol spécial pour procéder au renvoi d’Ahmad* alors qu’il savait que celui-ci était hospitalisé, faisant ainsi fi de l’avis médical de médecins reconnus et assermentés?
  • Comment est-ce possible que le SEM organise un renvoi par vol spécial – ce qui correspond au niveau 4 des modes de renvoi sous contrainte et devrait donc être de dernier recours – alors que l’absence d’Ahmad* aux convocation du SEM était uniquement due à son hospitalisation, ce dont le SEM était informé?
  • Pour finir, Ahmad* aura perdu près de deux ans sur l’étude de sa demande d’asile et subi des atteintes dramatiques à sa santé: qui va lui reconnaître ces pertes irrécupérables?

Description du cas

Ahmad*, originaire d’Afghanistan, arrive en Suisse et dépose une demande d’asile en octobre 2022. Le SEM consulte la base de données européenne «Eurodac» et établit qu’Ahmad* a été interpellé en septembre 2022 en Croatie, où ses empreintes digitales ont été relevées. Le SEM dépose alors une requête de prise en charge auprès des autorités croates, qui l’acceptent en décembre. En janvier 2023, le SEM déclare ne pas entrer en matière sur sa demande d’asile, au motif que la Croatie serait l’État responsable de sa prise en charge (art.31a LAsi ; règlement Dublin III).

Par un arrêt du 22 mai 2023, le TAF rejette le recours formulé par Ahmad* avec l’appui d’une mandataire. Ce dernier avait fait valoir une instruction insuffisante des faits pertinents relatifs aux mauvais traitements qu’il avait subis en Croatie et à la situation actuelle du pays. Par ailleurs, il avait rappelé que ses troubles psychiques n’avaient pas suffisamment été examinés par le SEM, ce qui aurait été nécessaire pour établir clairement les diagnostics, le traitement et l’évolution de son état de santé, décisifs dans l’application de la clause discrétionnaire prévue par le règlement Dublin III (art. 17).

Ahmad*, attribué à un canton romand, passe les six mois de son délai de renvoi Dublin (arrêté au 22 novembre 2023) dans l’angoisser. Entre les mois de juin et d’octobre 2023, il est hospitalisé plusieurs semaines à cause de sa santé mentale très affectée. Malgré un suivi psychologique, sa situation se dégrade et il fait une tentative de suicide début novembre, suite à quoi il se trouve à nouveau hospitalisé.

Début novembre 2023, le Service cantonal de la population demande au SEM une prolongation du délai de transfert en Croatie, suite à l’annulation (en raison de sa dernière hospitalisation) du vol spécial en direction de cet État. Le SEM transmet donc aux autorités croates une requête de prolongation à 18 mois du délai de transfert, au motif qu’Ahmad* aurait disparu (art. 29 part. 2, règlement Dublin). De son côté, Ahmad* dépose le 23 novembre une demande de réexamen de la décision du SEM de janvier, concluant à l’entrée en matière sur sa demande d’asile au vu du fait que le délai de transfert est échu.

En décembre 2023, le SEM refuse la demande d’Ahmad*, qui dépose alors un nouveau recours auprès du TAF en janvier 2024, dans lequel il réfute l’accusation de fuite. Dans son arrêt du 21 juin 2024, le TAF rappelle qu’une fuite peut être reconnue, non seulement en cas d’obstruction intentionnelle de la personne, mais aussi dans toute autre action ou inaction, intentionnelle ou relevant d’une négligence grave (par exemple l’absence d’indication sur le lieu de séjour connu ou attribué, y compris durant quelques jours seulement). Toutefois, en l’espèce, le TAF constate qu’Ahmad* a été hospitalisé à plusieurs reprises entre juin et octobre 2023 et que cette information avait été dument transmise aux autorités par le personnel du foyer où il résidait. Au vu des motifs d’hospitalisation, le TAF ajoute qu’il ne saurait être retenu contre Ahmad* de s’être fait hospitaliser volontairement dans le but d’échapper au renvoi. Le tribunal précise «qu’autrement dit, en laissant entendre que le recourant aurait provoqué ses hospitalisations pour empêcher son transfert en Croatie, le SEM fait fi des avis des médecins ayant ordonné celle-ci».

Enfin, le TAF admet que rien n’indique qu’Ahmad* ait tenté d’échapper aux autorités ou se soit soustrait à son transfert, puisqu’il a été informé de sa dernière convocation seulement après son retour de l’hôpital (il a reçu oralement du personnel du foyer l’information de devoir se rendre le lendemain au Service de la population). Le TAF admet donc le recours et annule la décision du SEM de décembre 2023 en l’invitant à reconnaître la responsabilité de la Suisse pour examiner la demande d’asile d’Ahmad*.

Signalé par: Caritas suisse

Sources: Arrêt du TAF D-306/2023 du 22 mai 2023; arrêt du TAF D-405/2024 du 21 juin 2024

Cas relatifs

Cas individuel — 01/04/2025

Prolongation de délai Dublin: le TAF casse une décision du SEM qu’il juge simplificatrice et décontextualisée

Nadir*, originaire d’Afghanistan, arrive en Suisse en 2023 et dépose une demande d’asile. Le SEM refuse d’entrer en matière et lui signifie une décision de renvoi Dublin. En janvier 2024, le SEM obtient une prolongation du délai de transfert de Nadir* au motif que ce dernier se serait opposé à son renvoi: lorsque l’autorité cantonale a tenté d’arrêter Nadir* dans ses locaux afin de le renvoyer en Croatie, ce dernier est accusé de s’être tapé la tête contre un mur avant d’être hospitalisé. Nadir* recourt contre la décision auprès du TAF. Le tribunal admet le recours, soulignant que Nadir* s’est présenté tous les lundis auprès du service de la population de façon parfaitement collaborative. Il reconnait le caractère involontaire de son hospitalisation, laquelle a été ordonnée par un médecin. Le TAF estime que le SEM propose une lecture «simplificatrice et décontextualisée» qui fait abstraction de la réalité médicale.
Cas individuel — 13/02/2024

Décès d’un jeune demandeur d’asile: la responsabilité directe des autorités suisses

Cas 459 / 13.02.2024 Alam* arrive en Suisse à 17 ans et demande l’asile après avoir vécu des violences en Grèce où il a reçu protection. Les autorités suisses prononcent une non-entrée en matière et son renvoi, malgré des rapports médicaux attestant de la vulnérabilité d’Alam*. Celui-ci met fin à ses jours à la suite du rejet de son recours par le TAF.
Cas individuel — 01/01/2024

Harcelée en Croatie, une famille est menacée d’y être renvoyée

En 2019, Romina* et Khaleel* quittent l’Afghanistan avec leur fille (Emna*), encore mineure et leurs trois fils majeurs. Ils demandent l’asile en Suisse en octobre 2020, après être passé∙es par la Croatie. La famille raconte avoir tenté de passer la frontière entre la Bosnie et la Croatie à plus de 15 reprises, avoir été arrêté∙es par les autorités croates puis maltraité·es, volé·es, déshabillé·es et frappé·es. En février 2020, le SEM rend une décision NEM Dublin. Le mandataire d’Ehsan* et Noura* dépose un recours au TAF contre la décision du SEM. En avril 2021, le SEM annule sa décision de NEM Dublin pour le second fils et sa famille, qui reçoivent une admission provisoire. En juillet 2021, le TAF prononce les arrêts qui rejettent respectivement les recours de Moussa*, de Ehsan* et Noura* et de Romina* et Khaleel*.
Cas individuel — 18/07/2022

Menacé de renvoi Dublin par la Suisse, il doit survivre dans la clandestinité

Franck* a fui son pays natal en raison de son orientation sexuelle. Arrivé en Suisse, il est frappé d’une décision de renvoi Dublin vers l’Italie et entre dans la clandestinité. Au cours de sa procédure d’asile, comme dans la clandestinité, Franck* est confronté à des conditions de vie difficiles.