Des violences conjugales reconnues par un Centre LAVI sont jugées trop peu intenses par les tribunaux
Eja*, originaire d’Afrique de l’est, rencontre Reto*, ressortissant suisse, en 2019. Leur mariage est célébré en avril 2021 et Eja* reçoit une autorisation de séjour. L’année qui suit est marquée par des disputes et des violences au sein du couple, et une première séparation de courte durée. En février 2023, Eja* consulte le Centre LAVI du canton, qui la reconnait victime d’infraction. En juillet, Eja* dépose une plainte pénale contre son époux pour harcèlement moral, rabaissements et injures, discrimination raciale et contraintes. En novembre 2023, Eja* dépose une deuxième plainte. Son médecin confirme des symptômes de stress émotionnel élevé. En février 2024, le SPoMi révoque l’autorisation de séjour d’Eja* et prononce son renvoi de Suisse, au motif que la durée effective de la communauté conjugale n’a pas dépassé trois ans. En août 2024, le Tribunal cantonal rejette le recours déposé par Eja*, au motif que l’intensité des violences psychologiques n’atteint pas le seuil exigé par la jurisprudence. Le Tribunal conclut à l’absence de raison personnelle majeure permettant de justifier le maintien de l’autorisation de séjour d’Eja*. Le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 14 novembre 2024, confirme la décision du SPoMi et rejette le recours d’Eja*.
Personne concernée (*Prénom fictif): Eja*
Origine: Afrique de l’est
Statut: permis B
Chronologie
2021 : mariage et arrivée en Suisse (avril)
2022 : première séparation (jan.), reprise du couple (mars)
2023 : mesures protectrices de l’union (avril), fin de la vie commune d’après Reto* (juil.), dépôt de plainte d’Eja*
2024 : révocation du permis d’Eja* (fév.), recours auprès du Tribunal cantonal, rejet du recours, recours au Tribunal fédéral (août), rejet du recours (nov.)
Questions soulevées
- La libre appréciation laissée au juge de l’atteinte d’un seuil «suffisant» de violence psychologique subie ne confine-t-elle pas à l’arbitraire? Selon quels critères et de quel droit le tribunal peut-il décréter qu’une violence psychologique subie n’est pas suffisamment intense?
- Exiger un seuil élevé de violences pour reconnaitre un droit de séjour aux victimes ne revient-il pas à les maintenir dans une situation dangereuse, puisque celles-ci sont dissuadées de se séparer ou d’entamer des démarches de protection de peur que leur droit de séjour soit révoqué?
- Comment se fait-il qu’une autorité judiciaire, statuant sur une question administrative, puisse ignorer l’avis et les diagnostics des professionnel·les de la LAVI et des médecins spécialisés? Cela ne constitue-t-il pas une forme d’abus de pouvoir?
Description du cas
Eja*, originaire d’Afrique de l’est, née en 1969, rencontre en 2019 sur internet Reto*, ressortissant suisse né en 1961. Leur mariage est célébré en avril 2021 et Eja* reçoit une autorisation de séjour.
En janvier 2022, le couple se sépare une première fois et en février Eja* dépose une plainte pénale contre son époux pour harcèlement moral, rabaissements et injures. En mars 2022, le Service de la population du canton informe Eja* de son intention de révoquer son autorisation de séjour. Les époux annoncent alors avoir repris la vie commune. En juin 2022, Eja* consulte un médecin pour des douleurs abdominales aiguës inhabituelles, liées à un fort stress. Elle débute un suivi psychologique.
En février 2023, Eja* consulte le Centre LAVI du canton, qui la reconnait victime d’infraction. En avril 2023, Reto* dépose une requête de mesures protectrices de l’union conjugale auprès du Tribunal civil. Lors de l’audience qui suit, Eja* indique qu’elle et son époux n’ont plus d’activité commune et que la situation était tendue, mais qu’elle souhaite que cette union marche et ne veut pas déménager. En juillet 2023, Eja* appelle la police car Reto* tente de la mettre dehors du domicile conjugal. Peu après, Reto*, interrogé par le Service de la population dans le cadre de l’examen des conditions actuelles de séjour de son épouse, indique ne plus vouloir reprendre la vie commune. La séparation aurait été constatée par un juge début juillet. Eja* soutient, elle, que la vie commune n’est pas rompue et qu’elle ne souhaite pas se séparer de son mari, bien qu’il semble qu’il ait une nouvelle relation.
La police intervient fin juillet au domicile conjugal à la suite d’une dispute et de l’appel d’Eja*, qui dépose une plainte pénale contre son époux pour harcèlement moral, rabaissements et injures, discrimination raciale et contraintes. En novembre 2023, Eja* dépose une plainte pénale contre Reto* pour violation de correspondance et utilisation abusive de téléphone. Elle retourne chez le médecin, qui confirme des symptômes en lien avec un stress émotionnel élevé. Eja* reprend un suivi psychologique.
En février 2024, le Service de la population révoque l’autorisation de séjour d’Eja* et prononce son renvoi, au motif que la durée effective de la communauté conjugale n’a pas dépassé trois ans, que les violences conjugales invoquées ne justifient pas le maintien de l’autorisation de séjour et qu’un retour à Madagascar est exigible. En mars, appuyée par une mandataire, Eja* recourt auprès du Tribunal cantonal contre cette décision, invoquant que les violences psychologiques intenses et répétées que lui a infligées son époux, d’une part, et les difficultés de réinsertion personnelles et professionnelles dans son pays d’origine, d’autre part, constituent autant de raisons personnelles majeures justifiant la poursuite de son séjour en Suisse.
En août 2024, le Tribunal rend un arrêt au travers duquel il rejette le recours d’Eja*. Cette dernière n’ayant pas les trois ans d’union conjugale lui permettant de requérir un droit de séjour en cas de séparation (leur union ayant duré, au maximum, deux ans et trois mois), le Tribunal se penche sur la possibilité de considérer une raison personnelle majeure, prévue par l’art. 50 LEI[1] en cas de violence conjugale avec un caractère systématique. Il estime que s’il peut être considéré qu’il y a eu des violences psychologiques, leur intensité ne rejoint pas celle exigée par la jurisprudence. Par ailleurs, les rapports de police à la suite des interventions ne démontreraient pas l’existence de mauvais traitements systématiques de la part de Reto*. Enfin, le Tribunal cantonal relève bien le constat du Centre LAVI, qui reconnait Eja* comme victime, mais refuse d’en tenir compte puisqu’il a lui-même établi que le seuil de gravité des violences durant cette période n’avait pas été atteint. Le Tribunal conclut donc à l’absence de raison personnelle majeure permettant de justifier le maintien de l’autorisation de séjour d’Eja*. Le recours est rejeté. Un recours auprès du Tribunal fédéral est déposé quelques jours plus tard, toujours avec l’appui d’une mandataire. Déclaré recevable, il sera toutefois rejeté pour les mêmes motifs, dans un arrêt du 14 novembre 2024. Eja*reçoit une décision de renvoi de Suisse et de l’Espace Schengen.
[1] Cet article a été révisé au 1er janvier 2025, ce qui devrait permettre une meilleure prise en compte des attestations de la LAVI dans les décisions à venir.
Signalé par: CCSI-Fribourg
Source: Arrêt du Tribunal cantonal 601 2024 35 ; arrêt du Tribunal fédéral 2D_22/2024