Trois ans de procédure pour que le SEM admette des «raisons familiales majeurs» et laisse son fils la rejoindre en Suisse
Mehret*, originaire d’Ethiopie, confie la garde de son fils à une tante pendant qu’elle part chercher du travail à l’étranger. En 2019, elle est reconnue victime de traite en Suisse et obtient un permis B. Elle entame alors les démarches pour faire venir son fils, mais la demande est considérée hors délai. Mehret* doit justifier de raisons familiales majeures: la situation de garde pour son fils a changé et sa propre situation de victime de traite n’a pas permis de déposer plus tôt la demande. Le Service cantonal de la population accepte sa demande en 2024, mais le SEM la refuse. Il faudra le dépôt d’un recours auprès du TAF pour que le SEM change d’avis, en mars 2025, soit 3 ans après le dépôt de la demande.
Personne concernée (*Prénom fictif): Mehret*
Origine: Ethiopie
Statut: permis B
Chronologie
2014 : arrivée en Suisse
2019 : reconnaissance du statut de victime de traite et permis B (avril)
2022 : dépôt de la demande de regroupement familial
2024 : approbation de la demande par le Service cantonal de la pop. (juil.), refus par le SEM (déc.)
2025 : recours au TAF (jan.), acceptation de la demande par le SEM (mars)
Questions soulevées
- Comment peut-on décréter qu’un enfant mineur n’a plus besoin d’une prise en charge effective par un adulte dès qu’il a atteint l’âge de 15 ans? Cela n’est-il pas contraire à la Convention des Droits de l’Enfant qui rappelle, dans son préambule, que «l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle, a besoin d’une protection spéciale » et qu’«un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans» (art. 1)?
- N’est-ce pas contradictoire que la Suisse reconnaisse l’importance d’accorder un statut de séjour aux victimes de traite mais que la loi ne prenne pas en compte les difficultés liées à cette situation d’exploitation pour justifier un regroupement familial différé?
- L’autorité peut-elle vraiment estimer qu’il n’est pas dans l’intérêt supérieur d’un enfant mineur de rejoindre sa mère, avec qui il a gardé contact, alors qu’il est seul dans un pays en guerre civile? Cela n’est-il pas à nouveau contraire à la CDE, qui reconnait que les relations familiales sont partie intégrante de l’identité de l’enfant (art. 8) et que les Etats doivent veiller à ne pas séparer un enfant de ses parents contre son gré (art. 9)?
- Arguer, comme le fait le SEM, que l’enfant serait déraciné s’il venait en Suisse parce qu’il a déjà atteint ses 16 ans, alors que c’est la durée de la procédure, à savoir trois ans, entre le dépôt et l’obtention du regroupement familial, qui en est la cause, ne relève-t-il pas d’une violation du principe de la bonne foi?
- N’est-il pas contraire au principe de célérité que les autorités mettent plus de trois ans à statuer sur cette demande, alors qu’un enfant mineur est séparé de sa mère et dans une situation d’extrême vulnérabilité?
Description du cas
Mehret* est originaire d’Ethiopie, où son fils nait en 2008. Lorsqu’elle quitte le pays, Mehret* confie son enfant à une tante, en attendant de trouver un travail et une stabilité pour le faire venir. Le père de son fils vit également en Ethiopie mais connait des ennuis de santé et ne peut s’en occuper. Après un long parcours migratoire empreint de violences, Mehret* arrive en Suisse en 2014. Tout au long de ces années, elle a conservé avec son enfant des liens affectifs forts et lui a apporté un appui financier régulier.
En avril 2019, Mehret* obtient un permis B après que la Suisse a reconnu son statut de victime de traite humaine durant les années 2012 à 2018, d’abord au Liban et en Arabie Saoudite, puis en Suisse. Dès l’obtention de son permis, Mehret* met tout en œuvre pour remplir les conditions afin d’accueillir son fils dans de bonnes conditions (art. 44 LEI). En juillet 2021, le père du fils de Mehret* signe une première autorisation afin de laisser l’enfant rejoindre sa mère en Suisse. En octobre 2021, un contact est pris avec l’ambassade suisse à Addis Abeba pour déposer la demande de visa en vue du regroupement familial, mais l’ambassade requiert d’autres documents et le rendez-vous est repoussé.
En janvier 2022, la demande de regroupement familial est enfin acceptée, mais le fils de Mehret* est alors âgé de 13 ans. Or, lorsque l’enfant a de plus de 12 ans, le délai pour déposer la demande de regroupement est de 12 mois à partir de l’obtention du permis de son parent en Suisse (art. 47 LEI). Mehret* doit donc demander un regroupement tardif, lequel ne peut être accepté qu’à la condition de justifier une «raison familiale majeure».
Mehret* explique donc que la situation de garde a changé: à la suite des ennuis de santé de son père, son fils a d’abord été placé chez une tante puis chez une voisine, qui n’est plus en mesure de s’en occuper. Elle explique également, bien que ces éléments ne concernent pas son fils resté au pays, que la traite et les conséquences psychiques qui en découlent l’ont empêchée de déposer la demande de regroupement familial à temps. Par ailleurs, elle travaille et dispose d’un logement suffisant, et remplit donc les critères matériels pour le regroupement familial.
En juillet 2024, le Service cantonal de la population valide la demande de Mehret*. Mais en décembre de la même année, le SEM rend une décision négative, au motif que Mehret* n’aurait pas prouvé qu’il n’existait aucune solution alternative de garde en Ethiopie pour son fils. Le SEM argue également que l’enfant, qui a maintenant 16 ans, n’aurait plus besoin d’une réelle prise en charge. Il présage aussi du fait que, au vu de la situation en Ethiopie, ce serait plutôt pour des motifs économiques que la demande est faite. Il ajoute que cette demande ne serait pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant, car il ne connaît pas le pays et sa langue et que cela va le déraciner. Enfin, le SEM reconnait qu’elle a bien envoyé des preuves du maintien du lien financier et affectif avec son enfant, mais conclut que celles-ci ne sont pas suffisantes pour assurer que le lien familial est très important.
En janvier 2025, appuyée par une mandataire, Mehret* dépose un recours contre cette décision auprès du TAF. Elle joint également un rapport du service social international (SSI) qui confirme que l’enfant est sans solution de garde, et qu’il se trouve dans un état de grande vulnérabilité. À la suite du dépôt de ce recours, en mars 2025 soit 3 ans après la demande initiale, le SEM revient en arrière et autorise l’entrée de l’enfant en Suisse.
Signalé par: CSP Vaud
Sources: Décision du SEM ; recours du mandataire auprès du TAF