Renvoyé en Croatie malgré un recours pendant au CAT
Emprisonné et torturé pendant 18 ans, il est renvoyé en Croatie malgré un recours déposé auprès du CAT.
Personne concernée (*prénom fictif): Baran*
Origine: turque
Statut: renvoyé en Croatie (NEM Dublin)
Baran* a été emprisonné 18 ans en Turquie en raison de son appartenance au parti communiste. Durant sa détention, il a été sévèrement torturé (coups, électrocution, isolement, malnutrition, …). Il arrive en Suisse et demande l’asile en janvier 2023. Diagnostiqué d’un stress post-traumatique, de dépression et d’un syndrome de Wernicke-Korsakoff, une grave maladie cérébrale causée par la malnutrition sévère dont il a souffert, il est immédiatement hospitalisé pour un traitement en urgence.
En juin, le SEM prononce le renvoi de Baran* vers la Croatie, en application du règlement Dublin III. Avec l’aide d’un mandataire, Baran* dépose un recours auprès du TAF, arguant que le SEM n’a pas assez investigué son état de santé. Il dénonce le risque de préjudice irréparable en cas de renvoi en Croatie, où il n’aura pas accès aux traitements médicaux et au soutien psychologique dont il a besoin (voir le rapport de Solidarité sans frontières – SOSF, 2023 et le rapport de Are You Syrious, 2023). Enfin, il met en évidence un risque de renvoi en cascade vers la Turquie.
Le recours de Baran* est rejeté par le TAF en l’espace de quatre jours. Son mandataire saisit alors le CAT, et demande également la suspension de son renvoi. Avant même que le CAT n’ait le temps de rendre une décision sur la suspension du renvoi, Baran* est arrêté par la police lucernoise et expulsé en août vers la Croatie.
Il se trouve actuellement dans un camp dépourvu de soins médicaux, qu’il décrit comme «extrêmement sale et insalubre».
Questions soulevées
- Alors que Baran* a rapidement été diagnostiqué avec de lourds traumatismes et maladies, comment se fait-il que le SEM n’enquête pas davantage sur son état de santé, au moment de prendre la décision de le renvoyer?
- Alors qu’un recours est pendant devant une instance supranationale, comment se fait-il que les autorités suisses n’attendent pas la décision sur la suspension du renvoi avant d’exécuter celui-ci?
- Alors que de nombreux rapports dénoncent la situation difficile en Croatie, où l’accès aux soins et l’encadrement pour les personnes migrantes sont déficients, pourquoi le SEM ne tient-il pas davantage compte de la nécessité pour Baran* de poursuivre le travail thérapeutique entamé en Suisse?
Chronologie
2023: dépôt demande d’asile (janv.), NEM Dublin du SEM, recours au TAF et refus du TAF (juin), requête auprès du CAT et renvoi en Croatie (août)
Description du cas
Baran* est originaire de Izmir, en Turquie. A 16 ans, il adhère au Parti communiste de Turquie, très contesté par le gouvernement. A l’âge de 17 ans, il est arrêté sur la base de fausses accusations puis est relâché à 22 ans. Ayant repris ses activités politiques (distribution de flyers ou journaux, accrochages de banderoles, participation à des manifestations, etc.), Baran* est à nouveau arrêté à plusieurs reprises. De 1993 à 2014, il passera au total 18 ans derrière les barreaux. Durant ces séjours en prison, Baran* subit des actes de torture (tabassages réguliers, électrocutions, isolement, privations de sommeil et de nourriture, etc.) En protestation contre ces mauvais traitements, il entame une grève de la faim et est hospitalisé en 2001.
En 2014, après sa dernière incarcération, Baran* cesse ses activités politiques et rompt avec le Parti communiste. Malgré cela, Baran* et les membres de sa famille restent sous la surveillance du gouvernement. En octobre 2022, il est arrêté quelques heures par la police anti-terrorisme. Baran* décide alors de quitter le pays, par crainte d’une nouvelle arrestation.
Baran* arrive en Suisse et demande l’asile en janvier 2023. Diagnostiqué d’un syndrome de Wernicke-Korsakoff, une grave maladie cérébrale causée par la malnutrition sévère dont il a souffert en prison, il est immédiatement hospitalisé pour un traitement en urgence. Il est également diagnostiqué d’un stress post-traumatique et de dépression. Il reste hospitalisé cinq jours.
Baran* est attribué au canton de Lucerne. En juin 2023, le SEM décide d’une non-entrée en matière et prononce son renvoi vers la Croatie, en application du règlement Dublin III. Les autorités soutiennent que l’état de santé de Baran* n’empêche pas un renvoi, et qu’il peut trouver les soins médicaux dont il a besoin en Croatie auprès de l’ONG Médecins du Monde qui intervient sur mandat du gouvernement croate. Or, à ce moment-là, le contrat de Médecins du Monde n’a pas été renouvelé et les activités de l’ONG en Croatie ont cessé. Le SEM précise qu’il ne juge pas nécessaire d’attendre le prochain rendez-vous médical de Baran* pour rendre sa décision.
Avec l’aide d’un mandataire, Baran* dépose un recours auprès du TAF. Le mandataire argue que le SEM n’a pas assez investigué l’état de santé de Baran*, ni précisé ses besoins médicaux en cas de renvoi en Croatie. Il demande au SEM de procéder à un examen approfondi de l’état de santé complexe de son mandant. Le mandataire de Baran* rappelle également l’importance du maintien de son lien thérapeutique pour la guérison et la déficience notable d’accès aux soins en Croatie (voir le rapport de SOSF, 2023 et le rapport de Are You Syrious, 2023). Il dénonce également le risque de renvoi en cascade vers la Turquie, car la Croatie a rejeté, l’année passée, toutes les demandes de protection déposées par des ressortissant·exs de ce pays. Un renvoi en Turquie signifierait un emprisonnement immédiat pour Baran*, le gouvernement turc ayant émis un mandat d’arrêt à son encontre. Néanmoins, en l’espace de quatre jours, le TAF rejette le recours.
Baran* saisit alors le CAT et dénonce le risque de préjudice irréparable qu’il subirait en cas de renvoi en Croatie, où il n’aura pas accès aux traitements médicaux et au soutien psychologique dont il a besoin (art.3, art.14 et art.16 du CAT). Une privation contraire à la Convention contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. Baran* demande que le CAT prononce la suspension de son renvoi, le temps de pouvoir examiner sa requête, comme cela a été le cas pour d’autres plaintes similaires déposées auprès du CAT, du Comité pour les droits de l’enfant (CRC) ou du Comité pour l’élimination de la discrimination contre les femmes (CEDAW). Il informe que son renvoi est imminent et pourrait être effectué sous la contrainte s’il s’y oppose.
Avant même que le CAT n’ait le temps de suspendre le renvoi, Baran* est arrêté par la police lucernoise et expulsé, le 16 août, vers la Croatie.
Il se trouve actuellement dans un camp dépourvu de soins médicaux, qu’il décrit comme «extrêmement sale et insalubre».
Signalé par : Centre suisse pour la défense des droits des migrants (CSDM)
Sources : Requête urgente du CSDM, témoignage de Baran*