Balladée entre Iran et Pakistan par l’ambassade de Suisse à Téhéran

Shirin*, ressortissante afghane, a reçu l’autorisation du SEM pour rejoindre son mari en Suisse. Elle se rend en Iran pour y recevoir son visa auprès de l’ambassade de Suisse. Mais la représentation refuse catégoriquement de la recevoir, au motif que les Afghan-exs relève de la circonscription consulaire de l’ambassade de Suisse au Pakistan. Shirin* devra donc entreprendre un voyage dangereux de l’Iran au Pakistan, qui lui coutera des mois d’attente et plusieurs milliers de francs, pour se conformer aux exigences bureaucratiques des représentations suisses.

Personne(s) concernée(s) : Shirin*

Origine : Afghanistan

Statut : permis B (regroupement familial)

Après que le SEM ait accepté la demande de regroupement familial déposée par son mari Ruhollah*, qui vit en Suisse au bénéfice d’un permis B, Shirin*, ressortissante afghane, se rend à Téhéran pour y recevoir le visa auprès de l’ambassade de Suisse. Car depuis la prise de pouvoir par les talibans, il n’existe plus d’ambassade de Suisse en Afghanistan. Mais malgré les interventions répétées de la mandataire juridique de Ruhollah*, la représentation suisse refuse de lui donner un rendez-vous au motif que les Afghan-exs relèvent de la circonscription consulaire de l’ambassade suisse au Pakistan, et que Shirin* doit donc se rendre à Islamabad pour recevoir son visa d’entrée.

Contactée par la mandataire juridique, la direction consulaire du DFAE refuse également d’entrer en matière : elle se limite à souligner que la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan est à nouveau ouverte depuis le 2 novembre 2021 et rappelle qu’en principe seules les demandes émanant des personnes ayant leur domicile légal dans l’arrondissement consulaire de la représentation suisse peuvent être acceptées. Or, en l’occurrence, Shirin* ne dispose que d’un visa d’une validité de 90 jours, ce qui est donc un séjour temporaire et non pas une résidence légale. In fine, «il appartient à la représentation suisse approchée d’apprécier si la justification présentée par le demandeur est acceptable».

Informé de la situation par la mandataire juridique, le bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes du Département fédéral de l’intérieur intervient également. Il écrit à l’ambassade à Téhéran pour lui demander de bien vouloir prendre en compte la situation de Shirin*, au regard des risques particuliers encourus par les femmes migrantes, qui se sont encore accrus avec la situation actuelle en Afghanistan. Mais l’ambassade ne donnera aucune suite à la requête. Après plusieurs mois d’attente, Shirin* doit se résigner à retourner en Afghanistan. Son beau-frère vient la chercher en Iran, puisque les femmes n’ont pas le droit de voyager seule depuis la prise du pouvoir par les talibans. Elle parvient à obtenir un visa d’entrée au Pakistan où elle se rend, à nouveau accompagnée par son beau-fère. Elle doit patienter plus de sept mois avant que l’ambassade de Suisse à Islamabad n’accepte de lui délivrer le visa, pourtant accepté par le SEM depuis longtemps. Elle arrive en Suisse en février 2023.

Questions soulevées

  • Comment se fait -il que les représentations suisses en question ne tiennent aucunement compte de la situation spécifique des femmes afghanes dans le contexte actuel ?
  • Comment se fait-il que l’on puisse sciemment exiger des personnes qu’elles entreprennent des voyages que l’on sait dangereux, à des seules fins administratives ?
  • Comment se fait-il que les ambassades disposent d’un tel pouvoir d’appréciation et de décision, jusqu’à ne pas donner suite aux demandes formulées par le bureau de l’égalité du Département de l’intérieur ?

Chronologie

2022 : Ruhollah* demande le regroupement familial (février)

2023 : Shirin* arrive en Suisse (février)

Description du cas

Ruhollah*, ressortissant afghan, vit en Suisse au bénéfice d’un permis B. Comme il remplit toutes les conditions de l’art. 44 LEI, le SEM accepte sa demande de regroupement familial pour faire venir son épouse Shirin*. Celle-ci habite encore à Kaboul, elle doit se rendre auprès d’une représentation suisse pour y recevoir le visa d’entrée en Suisse. Mais, depuis la prise de pouvoir par les Talibans, la Suisse a fermé toutes ses missions diplomatiques dans le pays. Shirin* parvient à obtenir un visa pour se rendre en Iran. Le frère de Ruhollah* l’y accompagne, car depuis que les talibans dirigent le pays, les femmes n’ont pas le droit de voyager seules. Le voyage en bus pour l’Iran dure quatre jours, et et les contrôles récurrents sont très stressants pour Shirin*, qui est contrainte de porter en permanence le voile intégral exigé par les talibans. Ruhollah* la rejoint à Téhéran, mais il doit rentrer en Suisse après deux mois d’insistance pour obtenir un rendez-vous auprès de l’ambassade suisse sans succès. En effet, la représentation en question refuse de recevoir Shirin* au motif que les Afghan-exs relèvent de la circonscription consulaire de l’ambassade suisse au Pakistan, et qu’elle doit donc se rendre à Islamabad pour recevoir son visa d’entrée.

Le 3 juin 2022, la mandataire juridique de Ruhollah contacte l’ambassade suisse à Téhéran en lui demandant de bien vouloir entrer en matière. Elle rappelle que les femmes ne peuvent plus voyager seules en Afghanistan, que le voyage serait extrêmement dangereux sans parler des coûts exorbitants impossibles à payer pour ses mandant-es (pour obtenir un visa, l’ambassade de Pakistan demande 4’000 USD avec des délais d’attente de 8 mois, voire plus). Le 9 juin, la direction consulaire du DFAE répond à la mandataire que la demande d’une personne légalement présente – mais pas résidente – dans l’arrondissement consulaire d’une autre représentation suisse peut être acceptée si le demandeur peut expliquer pourquoi sa demande n’a pu être déposée auprès de la représentation compétente pour son lieu de résidence. Or, elle ajoute que « La frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan est à nouveau ouverte depuis le 2 novembre 2021 » et que par conséquent la représentation à Islamabad reste compétente pour traiter la demande de Shirin*.

La mandataire répond en réitérant les nombreux dangers auxquels Shirin* serait exposée si elle devait se rendre au Pakistan et demande à l’ambassade de bien vouloir exceptionnellement recevoir Shirin* pour lui délivrer son visa d’entrée. Mais le 16 juin, la direction consulaire du DFAE répond par la négative. Elle explique que seules les demandes émanant des personnes ayant leur domicile légal dans l’arrondissement consulaire de la représentation suisse peuvent être acceptées et qu’en l’occurrence, Shirin* ne dispose que d’un visa d’une validité de 90 jours, ce qui est donc un séjour temporaire et non pas une résidence légale. Il précise qu’« il appartient à la représentation suisse approchée d’apprécier si la justification présentée par le demandeur est acceptable ».

Contacté par la mandataire de Ruhollah, le bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes du Département fédéral de l’intérieur intervient également. Il écrit à l’ambassade à Téhéran pour lui demander de bien vouloir prendre en compte la situation de Shirin*, au regard des risques particuliers encourus par les femmes migrantes, qui se sont encore accrus avec la situation actuelle en Afghanistan. Il rappelle également que selon la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), entrée en vigueur en Suisse le 1er avril 2018, une interprétation sensible au genre doit être appliquée afin de prévenir des situations de violences à l’égard des femmes : « au vu des risques que comporterait un déplacement pour une femme non accompagnée et étant donné que la présence légale de Mme en Iran permet à l’ambassade d’accepter sa demande, nous encourageons la représentation Suisse à intégrer la dimension genrée de la problématique lors la pesée des intérêts effectuée au moment de la prise de décision ». Mais cette intervention restera sans conséquence, l’ambassade ne donnera aucune suite à la requête.

Après plusieurs mois d’attente infructueuse, le frère de Ruhollah*revient en Iran pour aider sa belle-sœur à retourner à Kaboul. Pour solliciter un visa pakistanais, Shirin* a besoin d’une lettre d’invitation d’une connaissance dans ce pays. Or, la famille ne connaît personne au Pakistan. Elle doit donc à nouveau payer pour obtenir une telle invitation.

Une fois le visa reçu, Shirin* reprend la route accompagnée de son beau-frère. Après deux jours de voiture, ils arrivent à Islamabad, où il leur faut à nouveau trouver un logement. Pendant son séjour à Islamabad, Shirin* doit se rendre une fois par mois à la frontière pakistanaise afin de faire tamponner son visa et s’assurer que ce dernier n’est pas échu. Après sept mois, le visa d’entrée est enfin octroyé. Shirin* peut rejoindre son mari. Elle arrive en Suisse en février 2023.

Signalé par :La Fraternité, CSP Vaud

Sources : entretien avec la mandataire juridique, échange de mails entre la juriste et la représentation suisse en Iran.  

Cas relatifs

Cas individuel — 02/06/2023

Ambassade de Suisse au Pakistan – le regroupement d’une famille retardé par des allers-retours dangereux et inutiles

Pour que leur demande de regroupement familial soit examinée, les autorités suisses demandent à Nadia* et ses quatre enfants, ressortissants afghans, de se rendre à l'ambassade suisse au Pakistan. Malgré les dangers encourus, la famille devra faire plusieurs allers-retours entre l'Afghanistan et le Pakistan.
Cas individuel — 29/05/2023

Plus de quatre années de vie familiale perdues en raison de blocages par l’ambassade suisse au Soudan

Alors que leur regroupement familial avait été accepté par les autorités suisses, il faudra près de cinq ans pour que Samia* et son enfant puisse rejoindre Michele*, leur époux et père, en Suisse. Une procédure bloquée par l'exigence de l'ambassade que la famille présente des passeports érythréens, bien que cela soit contraire à la Convention relative au statut des réfugiés, Michele* étant réfugié statutaire.
Cas individuel — 12/10/2021

Quatre ans d’attente: le calvaire d’une femme lesbienne et de ses enfants

Une femme doit attendre quatre ans pour que le SEM reconnaisse son motif d’asile, alors qu’elle a fourni toutes les preuves des persécutions subies en raison de son homosexualité. Aucune demande de regroupement familial n’a pu être faite durant ce temps: ses enfants se sont trouvés isolés et en danger durant près de cinq ans.
Cas individuel — 29/04/2013

L’autorisation d’entrer en Suisse se fait attendre malgré l’urgence de la situation

« Mukhtar », Somalien détenteur d’un permis F, attend depuis un an que ses enfants mineurs et sa sœur, qui ont fui en Éthiopie et y vivent dans des conditions extrêmement précaires, obtiennent une autorisation d’entrer en Suisse pour la durée de leur procédure d’asile.