Déserteurs érythréens: réfugiés un jour, indésirables le lendemain

Mobilisée de force dans l’armée érythréenne, « Lidi » subit de graves sévices et finit par s’enfuir en Suisse. Mais l’ODM ordonne son renvoi. Après une jurisprudence de principe favorable aux déserteurs érythréens, l’ODM se ravise et lui accorde l’asile. Mais à l’avenir, le DFJP propose de modifier la loi afin d’exclure les déserteurs de la qualité de réfugié.

Personne(s) concernée(s): « Lidi », femme célibataire

Statut : demande d’asile –> réfugiée reconnue (asile)

Résumé du cas

Après un an de service militaire effectué à l’âge de seize ans, « Lidi», jeune femme érythréenne, est mobilisée en 1998 sur le front éthiopien. Dans cette armée à la discipline de fer, elle se retrouve traitée en « esclave », privée de repos et poussée à bout par les mauvais traitements. Au moindre écart, elle encourt des punitions démesurément sévères qui relèvent plus de la torture que de la réprimande. À une dizaine de reprises, « Lidi » est attachée et laissée en plein soleil durant plusieurs heures, exposée aux brûlures et à la déshydratation. Ne voulant pas mourir à petit feu sous le joug de ses supérieurs, « Lidi » déserte en 2001 et vient demander l’asile en Suisse. Mais l’ODR refuse. Il ne voit dans son récit que de simples « châtiments disciplinaires » et considère que les peines qu’elle encourt en cas de renvoi sont légitimes puisqu’elle s’est soustraite à une obligation civique. En 2005, alors que le recours de « Lidi » est toujours en suspens, deux jurisprudences de principe sont rendues par la CourEDH et par la CRA. Ces arrêts très fouillés montrent que les déserteurs érythréens sont exposés à des sanctions disproportionnées qui violent l’interdiction de la torture (art. 3 CEDH) et ne s’expliquent que par une motivation politique visant à réprimer toute dissidence. Ces déserteurs sont donc bien des réfugiés menacés de persécution. Deux mois après la jurisprudence de la CRA, l’ODM annule sa première décision et accorde finalement l’asile à « Lidi ». Le projet actuel de durcissement de la LAsi prévoit de modifier la définition du réfugié (art. 3 LAsi) pour exclure les déserteurs, même s’ils sont exposés à des persécutions, annulant ainsi la jurisprudence de la CRA. Ces déserteurs, qui répondent clairement à la définition du réfugié (art. 1A2 Conv. 1951, art. 3 LAsi) seraient ainsi privés de leur droit à l’asile, et cantonnés dans un statut précaire d’admission provisoire.

Questions soulevées

Personne ne nie les risques de torture encourus par les déserteurs érythréens et ceux-ci remplissent toutes les conditions pour obtenir l’asile. La Suisse peut-elle arrêter de les reconnaître comme réfugiés sans violer la Convention de Genève dont elle est dépositaire ?

Est-il normal que les déserteurs qui demanderont l’asile demain n’obtiennent qu’un statut précaire d’admission provisoire, alors qu’aujourd’hui, dans une situation identique, ils obtiendraient l’asile ?

Chronologie

1998 : enrôlement forcé dans l’armée érythréenne après une année de service militaire obligatoire

2001 : désertion ; fuite par le Soudan et entrée en Suisse

2002 : rejet de la demande d’asile par l’ODR ; recours

2005 : Jurisprudence de la CourEDH (5 juillet) ; Jurisprudence de la CRA (20 décembre)

2006 : annulation de sa décision par l’ODR ; asile octroyé à « Lidi »

Description du cas

À peine sortie de l’adolescence, « Lidi », à la suite d’un service militaire obligatoire de 12 mois, se voit enrôlée contre son gré dans l’armée érythréenne, alors en guerre contre l’Ethiopie. Très vite, en raison de la pression incessante que les officiers font peser sur elle, « Lidi » éprouve d’énormes difficultés à assurer sa tâche au sein de l’armée. Elle demande un repos à plusieurs reprises, mais il ne lui est jamais accordé. Du fait de sa condition de femme, « Lidi » subit des punitions d’une extrême cruauté, simplement car elle ne peut pas travailler aussi vite et aussi longtemps qu’un homme. Régulièrement, « Lidi » est ligotée durant 4 à 6 heures, sous un soleil de plomb, dans la chaleur du désert érythréen. Les jambes et les poignets attachés à une chaise de fortune, cette « punition » – qui est en fait un véritable acte de torture – fait subir d’atroces souffrances à « Lidi », qui s’en sort à chaque reprise avec d’intenses brûlures et un stade avancé de déshydratation. Le traitement inhumain infligé par ses supérieurs, assimilable à de l’esclavage, ne cesse pas avec le temps et s’amplifie même alors que la santé de « Lidi » devient de plus en plus précaire.

Après avoir subi cet enfer trois années durant, « Lidi » préfère s’enfuir plutôt que d’endurer encore ces tortures qui la mènent vers une mort certaine. Au risque de funestes représailles, « Lidi » déserte et gagne la Suisse en août 2001. Elle y dépose immédiatement une demande d’asile, mais en 2002 l’ODR rejette sa requête et exige son renvoi en Erythrée. Les autorités suisses considèrent alors « Lidi» comme coupable de désertion et ne prennent pas en compte les persécutions subies et les risques en cas de retour au pays. « Lidi » fait aussitôt recours, arguant que sa demande d’asile est justifiée du fait qu’elle a déjà souffert de graves supplices et qu’elle craint la torture et la mort en cas de renvoi.

Le 5 juillet 2005, la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) donne raison à un déserteur érythréen qui risquait d’être renvoyé vers ses bourreaux par les Pays-Bas. Dans son arrêt, la CourEDH reconnaît les traitements subis par les déserteurs érythréens comme des traitements inhumains et considère leur renvoi comme une violation de l’art. 3 CEDH, qui interdit l’usage de la torture. Le 20 décembre de la même année, la Commission suisse de recours en matière d’asile (CRA) publie à son tour une jurisprudence déclarant que la désertion de l’armée érythréenne est sanctionnée de manière démesurément sévère et que les mauvais traitements infligés doivent être rangés parmi les persécutions politiques donnant droit à l’asile. Moins de deux mois après, l’ODM annule sa décision initiale de 2002 et décide d’accorder l’asile à « Lidi », ce qui rend son recours sans objet.

La jurisprudence de 2005, qui a permis à « Lidi » d’obtenir l’asile est aujourd’hui remise en question. En effet, le projet de révision de la LAsi du 14 janvier 2009, prévoit de modifier l’art. 3 LAsi qui donne la définition du réfugié auquel l’asile doit être accordé. Un nouvel alinéa 3 serait ajouté pour décréter que les déserteurs sont exclus de la qualité de réfugié (art.3 al 3 [nouveau] LAsi). Pourtant ce sont toujours les mêmes pratiques qui attendent les déserteurs en Erythrée : la torture et la mort. Par ailleurs, la modification de la loi suisse ne modifie en rien la définition du réfugié de la Convention de Genève de 1951 (art. 1, al. 2 Conv. 1951), que la Suisse s’est engagée à respecter.

Signalé par : Centre Social Protestant (Genève), mars 2009.

Sources : procès-verbaux d’audition (2001) décisions de l’ODR (2002), recours (2002), décision de reconsidération de l’ODR (2006), arrêt de la CourEDH du 05.07.2005 (req. 2345/02), décision de la CRA du 20.12.2005 (JICRA 2006, 3/29)

Cas relatifs

Cas individuel — 13/02/2024

Décès d’un jeune demandeur d’asile: la responsabilité directe des autorités suisses

Cas 459 / 13.02.2024 Alam* arrive en Suisse à 17 ans et demande l’asile après avoir vécu des violences en Grèce où il a reçu protection. Les autorités suisses prononcent une non-entrée en matière et son renvoi, malgré des rapports médicaux attestant de la vulnérabilité d’Alam*. Celui-ci met fin à ses jours à la suite du rejet de son recours par le TAF.
Cas individuel — 19/09/2018

Le SEM met en doute le récit et prononce le renvoi d’un Érythréen de 19 ans

Arrivé comme MNA, « Bereket » est entendu sur ses motifs d’asile deux ans après avoir déposé sa demande. Pour le SEM, ses propos manquent de détails et de consistance. Le SEM qualifie son récit d’invraisemblable, lui refuse l’asile et prononce son renvoi vers l’Erythrée.
Cas individuel — 29/08/2011

Une mère seule en Bosnie ne peut pas rejoindre ses enfants en Suisse

« Iljana » vit seule en Bosnie, alors que toute sa famille vit en Suisse. Son fils étant Suisse, elle demande une autorisation de séjour par regroupement familial, qui lui est refusée car elle devrait selon la LEtr disposer d’un permis de séjour valable dans un pays de l’ALCP. Si son fils avait été un citoyen de l'UE vivant en Suisse, cette demande aurait été acceptée...
Cas individuel — 10/05/2010

L’ODM niait sa nationalité, le recours permet de rétablir la vérité

Originaire d’Erythrée, « Haile » demande l’asile en Suisse. L’ODM estime qu’il ment sur sa nationalité et son vécu et prononce son renvoi « dans un pays de l’Afrique de l’Est ». Avec l’aide d’une mandataire, « Haile » fait recours et prouve que les arguments de l’ODM ne tiennent pas la route. Il obtient la qualité de réfugié. Avec un délai de recours en 15 jours, comme le propose le DFJP , ces preuves n’auraient pas pu être réunies.